Le HuffingtonPost.fr, 23 janvier 2014 (version courte)
Parmi les nombreux non-dits qui hantent les chancelleries de 27 des 28 Etats-membres de l’Union européenne, il y en est un particulièrement lourd de sens. La question britannique. Comment se peut-il qu’une question aussi importante que la place et le rôle du Royaume-Uni en Europe soit affrontée sans l’être ? Pourtant les faits sont là, énormes. 27 Etats sont devenus les otages d’un homme, David Cameron, lui-même otage d’un autre : Nigel Farage, le leader du Parti pour l’Indépendance du Royaume-Uni (UKIP).
Le référendum sur la sortie ou non du Royaume-Uni de l’UE 1, promis pour 2017 par le leader conservateur, qu’il ait finalement lieu ou non, n’est pas seulement inscrit à l’agenda politique des Britanniques, mais à celui de tous les Européens. Et le leadership de l’Union européenne n’aurait rien à dire ? Rien à proposer qui permette de sortir par le haut de ce piège dans lequel s’est engouffré le leader des Tories ? Sous le prétexte éculé qu’en parler serait encore renforcer le phénomène, ou, avec le futile espoir qu’un retour des travaillistes au 10, Downing Street, pourrait, comme par magie, effacer l’hostilité croissante à l’égard de l’UE, c’est donc le silence-radio.
Ne nous y trompons pas. Ces sentiments anti-Union européenne ne sont pas seulement l’expression du tropisme insulaire britannique, ni, non plus seulement, du rejet viscéral de ce qui est, outre-Manche, abondamment dépeint comme le monstre bureaucratique bruxellois, ni même la conséquence du cadeau empoisonné que les continentaux firent à la Grande-Bretagne en lui demandant d’introduire le système proportionnel pour les élections européennes. Il est avant tout, comme dans beaucoup d’autres pays d’Europe, la déclinaison britannique d’un repli réactionnaire 2 face aux énormes changements qui accompagnent « l’irréversible créolisation » 3 du monde.
Le « wait and see » n’est pas une option
On peut certes reprocher à David Cameron de s’être laissé enfermer dans ce piège tendu par ces nouveaux réactionnaires, disserter à n’en plus finir sur la singularité britannique, l’essentiel reste que l’inexorable mécanique qui s’est mise en branle outre-Manche concerne toute l’Europe.
Chaque jour ou presque nous apporte de nouvelles montées d’adrénaline anti-UE. Début janvier, pas moins de 95 députés conservateurs britanniques ont envoyé une missive à leur premier ministre lui intimant d’introduire un système de veto sur toute législation européenne, existante ou future. Quelques jours plus tard, c’est au tour de George Osborne, le ministre des Finances, de lancer un ultimatum : « l’UE se réforme ou nous la quittons », … Au lieu de se réfugier dans le déni, ou, off the record, dans la posture facile « du bon débarras », les « continentaux » que nous sommes ne devraient-ils pas s’interroger sur ce que représenterait une Europe amputée de la Grande-Bretagne et tenter de comprendre comment empêcher l’irréparable ou, mieux encore, comment transformer cette exigence unilatérale britannique en une opportunité pour toute l’Europe, Royaume-Uni compris.
Donner du temps au temps
Aujourd’hui, si l’on en croit les sondages, seuls 26 % des électeurs britanniques considèrent l’Union Européenne comme étant globalement »une bonne chose » et 42 % comme »une mauvaise chose » 4. Par contre, 41 % des jeunes britanniques de 18 à 24 ans ne souhaitent pas quitter l’UE et sont pour « une adhésion ferme du Royaume-Uni » 5. Si les données de l’équation sont celles-là et si l’on considère comme essentielle la permanence du Royaume-Uni dans l’UE, il s’agit de préserver l’avenir, de gagner du temps. Une vingtaine d’années sans doute. Le temps que les nouvelles générations soient en mesure de renverser le rapport de forces à leur avantage.
Si, par ailleurs, l’on considère que l’attitude actuelle du gouvernement britannique empêche toute avancée dans des domaines pourtant aussi cruciaux pour l’avenir de l’Europe que la politique extérieure et la politique de sécurité et de défense, et qu’elle représente pour d’autres Etats-membres un alibi par trop commode pour justifier leur propre immobilisme, il serait bienvenu de concevoir une architecture institutionnelle qui permette de donner satisfaction aux Britanniques tout en permettant à ceux qui veulent aller de l’avant de pouvoir le faire sans être entravés, y compris par ces Etats dont la volonté n’est que déclaratoire.
Une Europe des quatre libertés
Partons de ce que souhaite la majorité des Britanniques aujourd’hui : une Europe de la libre circulation et du libre-échange. Formalisons une Europe des quatre libertés : liberté de circulation des personnes, des marchandises, des capitaux et des services. 6
Ainsi, par exemple, scindons la Politique Agricole Commune en une partie réglementaire (normes sanitaires, phytosanitaires, vétérinaires, environnementales, bien-être animal, …) commune à tous les pays membres, et une partie comprenant l’ensemble des mesures de soutien à l’agriculture qui ne serait d’application que pour les seuls pays de la « petite » Europe.
Limitons la participation à la politique régionale, à l’embryon de politique extérieure et de sécurité, … aux seuls membres de la « petite » Europe. Et, sur base de ces critères, scindons le budget de l’Union en deux parties : une première tranche concernant tous les pays, une seconde ceux qui auraient opté pour plus d’intégration. Cerise sur le gâteau, cette réorganisation budgétaire permettrait de résoudre, finalement, l’épineuse question du « rabais britannique ».
Rien que le marché unique, tout le marché unique
Il va de soi que ce double niveau d’intégration ne pourrait entraîner de distorsions de traitements pour les citoyens et les entreprises. Des normes sociales consistantes resteraient d’application pour tous les pays. Pas plus demain qu’aujourd’hui, il ne pourrait être question, comme le souhaitent certains politiques britanniques d’établir des régimes différents pour les salariés britanniques et pour ceux provenant d’autres pays de l’Union 7.
Deux vitesses, une seule architecture institutionnelle
Si, comme l’affirment Sylvie Goulard et Mario Monti « l’unité de l’Europe à vingt-sept (aujourd’hui vingt-huit), notamment celle du marché unique, est essentielle pour préserver la prospérité de tous » et que « toute refondation devra garder à l’esprit l’impératif de cohérence d’ensemble » 8, il est indispensable de concevoir une architecture institutionnelle qui permette une cohabitation harmonieuse de tous les pays-membres, tant ceux qui auraient opté pour un niveau d’intégration limité, comme les Britanniques, que ceux qui auraient choisi une union plus étroite, autour de la monnaie unique aujourd’hui, ou autour d’une politique de sécurité et de défense commune (et non pas unique) demain.
Ainsi tous les Etats devraient avoir le droit de participer à l’ensemble des débats, d’y défendre leurs propres positions, y compris sous forme d’amendements. Seule la décision – le vote – serait du ressort des seuls représentants des pays participant à la politique concernée. L’agenda des travaux du Parlement européen et du Conseil ainsi que les systèmes de votation 9 devraient être aménagés en tenant compte de ces deux grandes plateformes d’intégration.
Les Chefs d’Etat et de gouvernement pourraient confier au prochain président de la Commission européenne la mission de proposer aux Etats-membres et au PE, dans un délai compatible avec l’échéance britannique de 2017, une proposition de réorganisation des Traités qui sanctionnerait cette architecture institutionnelle dédoublée.
Il s’agit d’une option en plus que celles indiquées par Vivien Pertusot 10, chercheur à l’Ifri, dans sa très belle analyse « In Europe, not ruled by Europe » : « rester un membre de plein droit, devenir un membre associé ou quitter l’Union ». Un mariage entre le « membre de plein droit » et le « membre associé ». Les inconditionnels du jardin institutionnel à la française seraient sans doute un peu déçus. Mais si le prix à payer pour permettre aux Britanniques de rester à bord est un jardin à l’anglaise, qu’importe !
Une opportunité pour l’élargissement à l’Ukraine, la Turquie, la Géorgie et la Moldavie
Avec une nouvelle architecture institutionnelle de ce type 11, il serait par ailleurs possible d’affronter de manière beaucoup plus sereine et responsable la question de l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne. Pour des intellectuels turcs comme Cengiz Aktar ou Ahmet Insel, la perspective d’une adhésion de la Turquie à cette « grande » Europe (et non au « noyau dur » de l’UE) n’aurait rien de négatif. Au contraire, ce serait l’occasion de renouer rapidement avec le processus vertueux des réformes que la perspective, alors sérieuse, d’une adhésion avait fait naître en Turquie durant les années 90 et le début des années 2000. Plus encore, cette nouvelle donne institutionnelle permettrait d’affronter des situations autrement plus problématiques. Celle de l’Ukraine en particulier, fragilisée à l’intérieur par une classe politique prédatrice et, à l’extérieur, par le projet néo-impérial et autoritaire de Vladimir Poutine. Mais aussi celles de la Géorgie et de la Moldavie 12. Pour ces pays, plus encore que pour les pays d’Europe centrale et orientale qui ont adhéré à l’Union européenne au cours des années 2000, une perspective claire d’adhésion à cette Union élargie constituerait une formidable incitation, en raison de l’obligation de respecter les critères dits de Copenhague 13, pour créer les conditions d’un enracinement durable de l’Etat de droit et de la démocratie.
« Vous n’y pensez pas ! » « Une Union européenne à 38 membres, voire plus, c’est impossible. C’est l’implosion garantie, la fin du rêve européen assurée, la ruine de 60 ans d’efforts, de compromis laborieux, … » Et si cette « vérité » n’était qu’une fable ? Et si les principaux responsables des blocages qui jalonnent l’histoire de la construction européenne n’étaient pas à rechercher parmi les « nouveaux » membres, l’Autriche, la Finlande et la Suède arrivés en 1996 ou, encore, parmi les pays d’Europe centrale et orientale en 2004 et 2007, mais bien plutôt parmi les vétérans de la construction européenne ? La Grande-Bretagne bien sûr, ouvertement hostile, exemple parmi beaucoup d’autres, à toute avancée sérieuse en matière de politique étrangère et de sécurité ; l’Allemagne, réfractaire depuis le début de la crise à toute idée de mutualisation de la dette alors qu’il était possible (et qu’il l’est toujours) de conditionner une mutualisation au moins partielle de celle-ci à des réformes précises ; le Luxembourg n’accepta des réformes dans le secteur bancaire que contraint et forcé par … les Etats-Unis ; la Belgique résista tant et plus à l’harmonisation de la fiscalité des produits de l’épargne ; la Grèce entrava – et entrave encore aujourd’hui – la pleine reconnaissance internationale de la Macédoine pour des raisons … toponymiques ; la France s’opposa à la proposition Schaüble-Lammers en faveur de la création d’un noyau dur en 1991, et s’oppose toujours, bien à l’abri derrière l’intransigeance britannique, à toute avancée sérieuse en matière d’intégration des politique étrangère et de défense, …
Pour une appropriation démocratique de l’Europe
La réalité est que dès lors qu’il existe des systèmes de décision efficaces et démocratiques, la construction européenne tient la route. Deux systèmes d’intégration n’impliquent pas deux niveaux de démocratie. Dans la « grande » Europe comme dans la « petite », la co-décision entre le Parlement européen et le Conseil serait généralisée. Le droit de véto n’y aurait pas cours. Tout au plus pourrait-on concevoir un recours possible par un Etat-membre devant la Cour de Justice de Luxembourg pour initiative législative abusive, c’est-à-dire non nécessaire au bon fonctionnement du marché unique.
Certes, ce dédoublement fonctionnel ne résoudrait pas tout. En premier lieu, le déficit d’appropriation démocratique de leur Union européenne par tous les citoyens européens. Mais là aussi des solutions existent. L’élection au scrutin majoritaire de la moitié au moins des députés européens favoriserait l’appropriation par les citoyens de celui ou de celle qui les représente à Strasbourg et Bruxelles. Mais, plus encore, l’élection directe du Président ou de la Présidente de la Commission européenne permettrait à la fois d’affirmer sans équivoque l’unité institutionnelle de l’Union et de donner à l’ensemble des citoyens européens la possibilité de s’approprier le choix démocratique de celui ou de celle qui présiderait à notre commune destinée.
Notes:
- La question posée pourrait l’être sous la formulation : « Pensez-vous que le Royaume-Uni doit être membre de l’Union européenne ? » ↩
- Où il faut entendre réactionnaire non dans son acception péjorative mais dans celle d’un programme politique prônant l’impossible retour à une situation antérieure, réelle ou fantasmée ↩
- « Pour l’écrivain Edouard Glissant, la créolisation du monde est « irréversible » », interview d’Edouard Glissant, propos recueillis par Frédéric Joignot, Le Monde, 3 février 2011 ↩
- « In or out ? Britain’s future in Europe ». Opinium Research for Lansons Public Affairs and Cambre Associates in association with City of London Corporation, 3 décembre 2013 ↩
- “Les jeunes ne sont que 32 % à vouloir sortir de l’Union”, Young people « want UK to stay in Europe », Nigel Morris, The Independent, 15 décembre 2013 ↩
- « La libre circulation est jugée positivement par les Britanniques, de même que le libre-échange », Opinium Research for Lansons Public Affairs and Cambre Associates in association with City of London Corporation, 3 décembre 2013 ↩
- « Royaume-Uni : David Cameron bousculé par les eurosceptiques », Le Monde.fr, 12 janvier 2014 où l’on apprend notamment que Iain Ducan Smith, le ministre du travail estime que les immigrés de l’Union européenne devraient « démontrer qu’ils s’engagent vis-à-vis du pays (le Royaume-Uni) » ↩
- De la démocratie en Europe, Sylvie Goulard, Mario Monti, Ed. Flammarion, 2012, p. 195 ↩
- Toutes les décisions du Conseil se prenant à la double majorité (majorité des Etats et majorités des citoyens) ↩
- In Europe, Not Ruled by Europe. Tough Love between Britain and the EU, Vivien Pertusot, Ifri, Mars 2013 ↩
- Architecture qui pourrait convenir également à l’Islande, la Norvège ou la Suisse ↩
- En raison des caractéristiques ouvertement autoritaires des régimes en place en Azerbaïdjan et en Biélorussie et en raison des choix stratégiques opérés par l’Arménie, un tel scénario n’est pas possible pour ces pays. ↩
- Les critères dits de Copenhague comprennent l’existence d’ « institutions stables garantissant l’état de droit, la démocratie, les droits de l’homme, le respect des minorités et leur protection », « une économie de marché viable ainsi que la capacité de faire face à la pression concurrentielle et aux forces du marché à l’intérieur de l’Union » et « la capacité (…) [d’] assumer les obligations [d’adhésion à l’UE], et notamment de souscrire aux objectifs de l’union politique, économique et monétaire ». Wikipedia ↩
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