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Si les diverses modalités de mise en œuvre de la politique de « prudence stratégique » à l’égard de la Russie élaborée par l’Administration américaine et mise en œuvre sous le leadership du Président Biden peuvent être critiquées, cette politique reste difficilement contestable en son principe 1. Elle a eu cependant un effet collatéral particulièrement délétère, celui d’occulter le caractère global de la guerre d’agression de la Russie contre l’Ukraine.
La polémique sur la question du transit du « grain » ukrainien dans les pays de l’Union européenne et, sous-jacente, l’injonction explicite de la reconnaissance dont l’Ukraine devrait faire preuve à l’égard des pays qui la soutiennent est de ce point de vue emblématique. Elle témoigne d’une lecture non seulement étroite mais erronée de la signification profonde de la guerre d’agression menée par la Russie contre Ukraine. Elle limite le soutien apporté à l’Ukraine à une question de solidarité. Les bénéficiaires sont priés de faire preuve de reconnaissance. Andrzej Duda, le Président polonais l’a ainsi rappelé en déclarant qu’ « il serait bon que l’Ukraine se souvienne qu’elle reçoit de l’aide de notre part » et s’est même montré plus menaçant, en précisant que la Pologne était « également un pays de transit pour l’Ukraine ». Et Robert Telus, le ministre polonais de l’agriculture, de brandir une autre menace : « La Pologne bloquera l’adhésion de l’Ukraine à l’UE si la question des exportations de céréales n’est pas résolue. »
Pourtant, aussi importantes qu’aient été les aides militaires 2, politiques et économiques des quelques cinquante Etats de la coalition Ramstein, elles s’inscrivent toutes dans la base arrière, loin du front. Seuls les Ukrainiens et les Ukrainiennes sont en première ligne dans la résistance à l’agression. Dans les tranchées, dans leurs villes bombardées. Seules les Ukrainiennes et les Ukrainiens sont victimes des indicibles crimes contre l’humanité et crimes de guerre de la soldatesque russe. Dans cette guerre qui est pourtant la nôtre autant que la leur, seules les Ukrainiennes et les Ukrainiens affrontent les blessures, les amputations et la mort.
Dans la première phase de cette nouvelle guerre mondiale dont on ne peut dire le nom en raison des risques d’escalade et dont l’issue aura une influence déterminante sur le second épisode – la guerre d’agression programmée par la République Populaire de Chine contre Taïwan -, l’aide politique, militaire et économique apportée à l’Ukraine constitue donc pour tous les Etats démocratiques un impératif de sécurité à court, moyen et long termes.
Comme l’a rappelé le Sénateur américain Mitt Romney, « décimer l’armée russe » en n’utilisant que 5 % du budget américain de la défense est un « investissement extraordinairement judicieux. » 3 Ce l’est d’autant plus pour la plupart des Etats européens que leur aide militaire à l’Ukraine est bien inférieure à 5% de leur budget défense.
Mais l’aide militaire à l’Ukraine est bénéfique pour les pays de l’Otan à un autre titre. Elle permet aux démocraties occidentales qui ont drastiquement réduit leurs budgets de défense depuis la chute du mur de Berlin et dont les délais de réaction sont, en raison même de leur système politique, plus lents que ceux des Etats autoritaires ou totalitaires, de donner à leurs armées et à leurs industries de défense les moyens de se préparer à l’autre redoutable défi à leur sécurité. A condition qu’elles veuillent bien reconnaître que la nature du régime, la réalité impériale 4 et les desseins impérialistes futurs de la République Populaire de Chine en Asie (et pas seulement en Asie) représentent un défi à leur sécurité.
C’est dans ce contexte global que s’inscrit la question du « grain » et la décision unilatérale de la Pologne et de quelques autres pays 5 d’Europe centrale d’interdire l’importation de céréales ukrainiennes sur leurs territoires. Cette décision, pourtant contraire aux accords existant entre l’Ukraine et l’UE, avait été autorisée à titre provisoire en avril dernier par la Commission européenne, à la condition que ces pays n’empêchent pas le transit vers d’autres pays.
Mais elle s’inscrit aussi dans le contexte plus circonscrit des prochaines élections législatives polonaises. A la lecture des cours du blé tendre 6 de ces trois dernières années, il ressort pourtant que d’importantes fluctuations des cours ont eu lieu avant l’invasion du 24 février 2022 et après cette date. Elle semblerait donc indiquer une maîtrise par les agriculteurs polonais de l’art d’obtenir des subventions et, aussi, leur difficulté à accepter les lois du marché lors des chutes brutales des cours bien plus qu’une influence de la guerre en Ukraine.
Mais elle témoigne probablement aussi d’une prise de conscience par un gouvernement polonais porté à l’interventionnisme économique des dangers que représente l’entrée dans l’Union européenne d’une Ukraine dotée d’un secteur agricole concurrentiel alors même qu’il ne bénéficie pas des subventions européennes. Ce faisant, le gouvernement polonais anticipe une question qui concerne tous les pays européens à l’horizon de 2030, date indiquée par le Président du Conseil européen comme une date possible de l’entrée de l’Ukraine, de la Moldavie et d’un certain nombre de pays des Balkans dans l’Union européenne.
Il ne s’agit rien de moins que de réaliser une profonde réforme de la Politique Agricole Commune (ou Colbertiste) qui a fait des agriculteurs européens des chasseurs de primes et de subsides. Cela implique le démantèlement au cours des cinq prochaines de toutes les aides à la production, à l’exportation et au revenu, qui représentent plus de la moitié du budget de la PAC, soit plus de 20% du budget total de l’Union européenne.
Le soutien du gouvernement polonais à l’Ukraine avait suscité la sympathie et l’admiration bien au-delà du cercle de ceux qui partagent sa vision politique. L’affaire du « grain » a été une douche froide. Il reste à espérer que les électeurs polonais permettront, après huit ans d’exercice ininterrompu du pouvoir, au leadership du parti Droit et Justice (PiS) de prendre une cure d’opposition bien méritée. Les indispensables réformes de l’Union européenne ainsi que le salut des relations entre la Pologne et l’Ukraine en dépendent aussi.
Quant à l’agression programmée de Taïwan par la République Populaire de Chine, tout laisse craindre que les Européens n’aient pas l’intention de se préparer collectivement à apporter un soutien à Taïwan, ni aux Etats-Unis, au Japon et aux autres pays qui se trouveront en première ligne. La décision du Royaume-Uni d’ouvrir des négociations avec Maurice sur la question de l’archipel des Chagos 7, comme la persistante volonté de « grands » Etats membres de l’Union européenne de continuer à mettre la charrue avant les bœufs en privilégiant, au bénéfice de leurs industries nationales, la création d’un marché européen de l’armement en lieu et place de la définition de priorités politiques communes en matière de politique étrangère et de sécurité et de la création d’une armée commune sont particulièrement révélateurs.
Notes:
- Même sans être en possession de l’ensemble des informations de l’Administration américaine, on peut regretter dans la fourniture d’armements des délais souvent trop longs et/ou des quantités trop réduites, en particulier lorsqu’il s’agit de systèmes d’armements déjà fournis. On pense en particulier aux systèmes de défense anti-aérienne tels les Flakpanzer Gepard et aux systèmes anti-missiles Patriot ou SAMP-T fournis en quantités insuffisantes. L’Allemagne devrait livrer prochainement deux autres systèmes Iris-T. ↩
- Selon l’Ifw (Kiel Institute for the world economy), pour la période janvier 2022 à fin juillet 2023, les engagements des 10 premiers pourvoyeurs d’aide militaire bilatérale sont : les Etats-Unis : 42,1 milliards d’euros; l’Allemagne : 17,1; le Royaume-Uni : 6,6, la Norvège : 3,7; le Danemark : 3,5; la Pologne : 3; les Pays-Bas : 2,5; le Canada : 1,7; la Suède : 1,5; la Finlande: 1,2. ↩
- Mitt Romney, The Telegraph, September 14, 2023 ↩
- La République Populaire de Chine a notamment annexé le Tibet (1950) et l’Aksai Chin (1962). Le Turkestan oriental (Ouïghouristan) avait été annexé en 1934 et la Mongolie intérieure en 1947. ↩
- La Bulgarie, la Hongrie, la Roumanie et la Slovaquie ↩
- 200 euros/tonne en janvier 2021, 350 en octobre 2021, 400 euros en mai 2022, 350 euros en septembre 2022 et 230 euros en septembre 2023. https://www.terre-net.fr/marche-agricole/ble-tendre/terme ↩
- Voir notamment l’article de Julian Lindley-French, ‘Diego Garcia and Britain’s Virtue Imperialism” https://lindleyfrench.blogspot.com/2023/09/diego-garcia-and-britains-virtue.html ↩
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