Partie de poker menteur à Kiev

Libertiamo.it le 11 juillet 2012, Le HuffingtonPost, le 12 juillet 2012

Le championnat d’Europe de football s’est déroulé sans anicroche. Un succès pour le président Ianoukovitch. Les autorités russes ne s’y sont d’ailleurs pas trompées : elles l’ont immédiatement félicité. Les absences bruyamment annoncées de ministres et de commissaires européens sont passées inaperçues. Comme prévu la « stratégie » de la chaise vide prônée en ordre dispersé n’a pas produit le moindre effet, sinon donner bonne conscience aux uns et l’illusion à d’autres qu’il s’agissait là d’une réponse politique à l’évolution en cours à Kiev.

Tout n’en est pas pour autant négatif. Les Ukrainiens ont côtoyé près d’un million de supporteurs d’une dizaine de pays de l’Union. Ils se sont sentis un peu désenclavés, un peu plus partie de cette Europe à laquelle nombre d’entre eux aspirent sans trop y croire.

Maintenant que la fête est finie, il reste à s’interroger sur l’impasse de la politique de l’Union et des 27. Sur l’essentiel de celle-ci, la demande de libération de l’ancienne premier ministre Ioulia Timochenko et de l’ancien ministre de l’intérieur Youri Loutsenko, le président Ianoukovitch et son gouvernement sont restés inflexibles. Même le gel par l’Union du processus d’adoption et de ratification de l’ambitieux Accord d’Association avec l’Union européenne est resté sans effet. On a toutes les raisons de craindre que le cinglant verdict 1 de la Cour européenne des Droits de l’Homme dans l’Affaire Loutsenko ainsi que ceux attendus dans l’Affaire Timochenko ne soient guère plus efficaces.

Pourquoi ? Parce qu’il y a, selon nous, derrière l’affaire Timochenko et l’objectif de neutraliser les principaux opposants, une motivation plus profonde et plus primordiale du président Ianoukovitch et de ses alliés : rien moins qu’empêcher la mise en œuvre de cet accord d’association et, par delà, l’ouverture de véritables négociations d’adhésion à l’Union européenne. Quoi de mieux, en effet, que l’arrestation de Ioulia Timochenko pour fournir aux autorités ukrainiennes la possibilité d’affirmer haut et fort – à leur opinion publique et à l’opinion internationale – leur ferme volonté d’intégrer l’Ukraine dans l’Union tout en leur garantissant, en raison précisément de ces incarcérations, un renvoi sine die par l’Union de la mise en œuvre de l’accord d’association ?

D’une pierre deux coups donc pour le Président Ianoukovitch. Neutralisation de son opposante la plus déterminée et neutralisation du processus de rapprochement avec l’UE. Et, cerise sur le gâteau, la possibilité de faire porter à l’Union et à ses Etats membres la responsabilité de ce renvoi. Exercice où excelle le ministre des Affaires étrangères ukrainien, Konstantin Grishchenko, qui n’hésite pas à affirmer que « en dépit de la crise dans l’UE, en dépit de l’absence de consensus dans l’UE sur les perpectives de l’adhésion (de l’Ukraine), en dépit des frustrations découlant du retard dans la signature de l’Accord d’Association, l’intégration européenne demeure notre priorité numéro un. » 2

Ces déclarations prêtent d’autant plus à sourire que ce n’est un secret pour personne que le ministre ukrainien des Affaires étrangères est, c’est un euphémisme, très en cour à Moscou. Car derrière cette politique officielle ukrainienne qui se targue de vouloir tout à la fois intégrer l’Union européenne et entretenir d’excellentes relations avec la Russie, l’équidistance n’est que de façade. Volens nolens l’objectif, encore inavouable en raison de résistances considérables dans une partie substantielle de l’opinion publique ukrainienne, est bel et bien de s’arrimer à l’espace de l’Etat de droit relatif (pour les optimistes) que constitue la Russie actuelle. C’est cette politique que poursuivent le Président Ianoukovitch et sa famille (la Famille) 3 avec l’habileté de redoutables joueurs de poker menteur.

A Moscou, les leçons de la révolution orange de novembre 2004 ont été bien retenues. Les déclarations intempestives comme celle du Président Poutine s’empressant de féliciter le candidat Ianoukovitch avant même la proclamation des résultats officiels n’ont plus cours. Mais le dessein reste le même. Celui qui n’hésita pas à déclarer en 2005 à Berlin que « La dissolution de l’URSS est la plus grande tragédie géopolitique du XXe siècle, celui qui ne la regrette pas n’a pas de coeur, celui qui veut la reconstituer sous sa forme d’avant n’a pas de cervelle.» 4, n’a de cesse de (re)faire de Moscou le centre d’un grand espace géopolitique. Sous une forme nouvelle : « Nous proposons un modèle d’unification puissante et supranationale, capable de devenir l’un des pôles du monde contemporain », … « nous avons un but plus ambitieux: aller vers un autre niveau, plus élevé, d’intégration : l’Union eurasiatique ».»  5

La place de l’Ukraine dans ce contexte est déterminante. En raison de son poids économique et démographique, bien sûr. Mais surtout pour une raison plus prosaïque et consubstantielle à la nature du régime de Vladimir Poutine. Celle d’empêcher qu’un grand pays qui partage, pour l’essentiel 6 le même héritage impérial et soviétique que la Russie puisse constituer, à terme, un formidable démenti au type de régime promu par le président russe. L’Etat de Droit contre « la dictature de la loi » 7 du plus fort, la séparation des pouvoirs contre la verticale du pouvoir, une pleine collaboration avec l’Europe contre une posture néo-impériale, … Le président Poutine l’a d’ailleurs dit sans périphrase en affirmant que l’adhésion de l’Ukraine à l’Union était irréaliste 8.

A l’opposé une intégration rapide de l’Ukraine dans l’Union européenne constituerait un formidable catalyseur pour l’enracinement de l’Etat de Droit, la consolidation de la démocratie et le développement économique d’un pays de 46 millions d’habitants et un puissant démultiplicateur des échanges économiques et culturels entre l’Ukraine et l’Union.

L’Union européenne a d’autres soucis et donc d’autres priorités, dira-t-on. Mais, à moins de considérer comme inévitable une stagnation à la japonaise d’une vingtaine d’années où toute projection dans le futur devient tabou, pourquoi ne pas penser – et préparer – les lendemains de la crise ? Quels seraient les coûts, directs et indirects, d’une Ukraine à la dérive ? Quel serait le manque à gagner économique et, surtout, politique d’une Union sans l’Ukraine ? Si, par contre, on parie sur – et on travaille à – une relance économique et politique de l’Union dans les cinq ans à venir, planifier dès maintenant un processus d’adhésion de l’Ukraine dans les dix ans est parfaitement faisable. Pour l’Union il n’implique à court terme que l’attribution d’une aide technique et juridique pour l’intégration de l’acquis communautaire et des fonds de pré-adhésion relativement modestes eu égard au budget communautaire.

Dans cette incroyable partie de poker menteur dans laquelle l’Union s’est laissée entraîner, il n’y a plus de place pour les tergiversations. L’Union et les 27 pourraient demander à voir, elles pourraient contraindre les autorités ukrainiennes à montrer leur jeu, en signant et en ratifiant le plus rapidement possible l’Accord d’Association et en proposant d’entamer dans la foulée le processus d’adhésion à l’UE qui pourrait opportunément commencer par la négociation des chapitres 23 « Appareil judiciaire et droits fondamentaux » et 24 « Justice, liberté et sécurité ».

 

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Notes:

  1. le 3 juillet 2012 la CEDH a condamné l’Ukraine, considérant que « l’arrestation de Monsieur Loutsenko était arbitraire », et a été menée sans « aucune raison valable »
  2. Ukrainian Politics Foundation – Institute of Ukrainian Policy, 12 Mai 2012
  3. The EU’s Plan B for Ukraine, Olga Shumylo-Tapiola, Carnegie Endowment, 14 Mai 2012
  4. Interview de Pierre Hasner par Marc Semo, Libération, 20 septembre 2008
  5. Izvestia, 4 octobre 2011, AFP, 5 octobre 2011
  6. A l’exception des territoires polonais, tchécoslovaques et roumains annexés à l’Ukraine par Staline
  7. Expression de Vladimir Poutine
  8. « Putin schitaet nerealnim vstuplenie Ukraini v ES » (Putin Considers Ukraine Joining EU to be Unrealistic), 16 septembre 2011, <http://economics.lb.ua/state/2011/09/16/115158_putin_schitaet_nerealnim_prisoed.html>.

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