par Alain Maskens 1
Dans cette première partie de son troisième essai sur le fédéralisme belge et ses conséquences pour Bruxelles : « Bruxellois Révoltez-vous ! Pour Bruxelles, pour la Belgique, pour l’Europe » 2, Alain Maskens analyse les faiblesses et les points de force, les défis et les potentialités de la Région bruxelloise.
Dans ses limites actuelles, la Région bruxelloise 3 est plus petite que les villes d’Anvers et de Namur, que les communes de Bastogne ou Rochefort. Sur ce petit territoire (161 km2, un demi pour cent du territoire national), on retrouve une population de 1 155 000 habitants 4. Une population caractérisée par des flux importants et lourds de conséquences.
Boom démographique et migrations
Chaque année, Bruxelles accueille environ 32 000 étrangers 5 de plus. Chaque année, près de 19 000 enfants y naissent, soit, après déduction des décès, un accroissement naturel de 9 500 habitants.
Chaque année, des jeunes viennent y entamer des études et décrocher leur premier emploi. Comme dans toutes les grandes villes du monde, de nombreux réfugiés et SDF y affluent pour tenter d’y survivre. Mais chaque année également, des milliers de résidents la quittent. C’est le cas notamment de personnes de la classe moyenne détentrices d’un bon emploi, lorsqu’elles peuvent enfin s’acheter une habitation moins chère ou plus verte dans la grande périphérie bruxelloise. Ces mouvements entrants et sortants entre Bruxelles et les régions voisines entraînent une diminution de plus de 20 000 habitants par an pour la région 6.
Cette diminution est largement compensée par l’afflux d’étrangers et la croissance naturelle : en chiffres globaux, la population bruxelloise s’accroît en ce moment d’environ 20 500 personnes par an : c’est le fameux « boom démographique », avec son immense potentiel : Bruxelles est une région jeune, mais également avec tous les défis que ce boom implique : création de logements 7, de crèches, d’écoles, de services divers, d’infrastructures de transport et de loisirs, etc.
Une population extrêmement diversifiée
Au-delà du boom démographique, ces flux permanents, étalés sur des dizaines d’années, ont rendu la population bruxelloise extrêmement diversifiée : 33% des résidents n’ont pas la nationalité belge 8. On y parle plus de cent langues 9. Les Bruxellois élevés dans une famille uniquement francophone ne représentent plus que 32% de la population. Pour le néerlandais, 7% seulement. Là encore, bien gérée, cette diversité constitue pour Bruxelles un atout majeur. Mais cette gestion constitue un défi de taille.
Un énorme bassin d’emplois au bénéfice des trois régions
L’activité économique à Bruxelles génère environ 715 000 emplois. Mais plus de la moitié de ceux-ci sont occupés par des navetteurs 10. La région est tellement petite, qu’on est déjà navetteur quand on habite à huit km de la Grand-Place. Etre navetteur, cela signifie que l’on occupe un emploi bruxellois, que l’on utilise les infrastructures bruxelloises, mais que l’on paie ses impôts en Flandre ou en Wallonie. Impôts dont une partie sert à financer le Gemeentefonds flamand ou le Fonds des communes wallon, qui soutiennent, notamment … les communes les plus pauvres des agglomérations anversoise, liégeoise, ou carolorégienne.
L’activité économique exercée sur le territoire de la région génère 18,9 % du produit intérieur brut national 11. L’économie de services, l’activité politique ou diplomatique (Union européenne et OTAN) et internationale (congrès, sièges européens des entreprises, lobbies), l’enseignement universitaire, le tourisme, les soins de santé font de Bruxelles une région extrêmement dynamique, en fait une « petite ville mondiale ».
Périphérie riche, centre pauvre
Calculée par tête d’habitant, cette contribution au PIB fait de Bruxelles la troisième région la plus riche d’Europe, après la région du Inner London et le Grand-Duché de Luxembourg 12. Mais c’est, bien sûr, une vue de l’esprit. Car, comme souligné plus haut, la richesse liée à ce PIB irrigue principalement les communes wallonnes et flamandes de sa grande périphérie, où le taux de chômage est infime (4%) et où a émigré une bonne partie de la classe moyenne bruxelloise, avec, en poche, son emploi bruxellois 13. C’est, comme souvent, dans le centre de cette grande et riche agglomération que se situent les quartiers pauvres, très pauvres : on y trouve cinq parmi les six communes les plus pauvres de Belgique 14. Sur le territoire des dix-neuf communes de la Région, le chômage atteint 17,5 % de la population 15 (contre 4,6 % en Flandre et 10,1 % en Wallonie). Le chômage des jeunes y atteint 36,4 %. Mais au sein même des dix-neuf communes, on observe également de grandes disparités. Quelques quartiers rassemblent la plus grande partie des populations précarisées, avec, pour certains, pratiquement un jeune sur deux sans emploi.
Enseignement, accueil des nouveaux arrivants : l’échec du système communautaire
La société belge donne aux familles et aux jeunes de ces quartiers peu de chances de s’en sortir. L’intégration des immigrants ne répond pas à un projet cohérent, et l’enseignement ne permet guère, à Bruxelles, de réparer les inégalités de la naissance. De plus, la discrimination opère de manière significative à l’embauche professionnelle 16, parfois également dès l’accueil en crèche et à l’école.
La Région bruxelloise accueille plus du tiers des immigrés arrivant en Belgique, sans que lui soient donnés les moyens de les intégrer correctement. Les deux clés d’une bonne intégration sont la politique d’accueil des nouveaux arrivants et l’enseignement. Deux compétences qui sont communautaires. Pour la politique d’accueil, le nouvel arrivant devra donc choisir entre un organisme francophone ou un organisme néerlandophone ! Pour ce qui est de l’enseignement, ce sont le gouvernement flamand et le gouvernement de la communauté française qui ont la main. Deux gouvernements différents, sous la coupe de forces politiques extérieures à la région 17, peu au fait des problèmes spécifiques à Bruxelles, et souvent en conflit entre eux. Sans surprise, l’enseignement à Bruxelles se range parmi les plus catastrophiques au sein des « pays industrialisés ». La relégation vers des filières de plus en plus médiocres, les redoublements, le décrochage scolaire, les inégalités entre écoles d’élite et « écoles poubelles » laissent peu d’espoir aux familles précaires de relever la tête. A Bruxelles, un jeune sur deux a déjà doublé une année lorsqu’il rentre en secondaire. Un garçon sur cinq et une fille sur six ont au moins deux ans de retard scolaire à ce même moment. Environ un garçon sur quatre et une fille sur six quittent l’école sans diplôme de l’enseignement secondaire supérieur. Ces proportions varient fortement selon les communes : elles sont particulièrement élevées dans les plus pauvres 18. Et pourtant, quel espoir, quel potentiel dans cette jeunesse bruxelloise qui a produit des Stromae, des Kompany, ou encore des Nabil Ben Yadir, et qui fait de Bruxelles la région la plus jeune du royaume.
Bruxelles donc se caractérise par un potentiel énorme mais aussi par des défis majeurs. Des défis urgents, des défis graves : derrière les chiffres, il y a des vies humaines. Les relégations et les échecs scolaires, le chômage, ce sont des familles en détresse. Les discriminations, ce sont des portes qui se referment sur le courage et l’espoir.
Notes:
- médecin et essayiste, l’un des pionniers du « nouveau mouvement bruxellois ». ↩
- « Bruxellois révoltez-vous! Pour Bruxelles, pour la Belgique, pour l’Europe », AirEdition (www.dnao.be), février 2014 ↩
- Officiellement : « Région de Bruxelles-Capitale », une des trois régions reconnues comme entités fédérées par la Constitution belge, et dont le territoire est constitué des dix-neuf communes à statut bilingue situées au centre de l’ancienne province du Brabant. Dans les pages qui suivent, les termes « Bruxelles » ou « Région bruxelloise » seront utilisés pour désigner cette entité. ↩
- 1.163.486 au 1er janvier 2014 (source : Institut bruxellois de statistique et d’analyse (IBSA) : http://www.ibsa.irisnet.be ) ↩
- En 2010, la Région a accueilli 46 949 personnes en provenance de l’étranger. Compte tenu des départs vers l’étranger (14 414 personnes), le solde net d’immigration s’est élevé pour cette année à 32 535 personnes. Notons que pour la Belgique, le solde net d’immigration externe a été de 76 303 personnes. La Région bruxelloise a donc accueilli en 2010 43% de l’immigration externe belge. (Source : IBSA – NB : ces chiffres ne prennent pas en compte les mouvements administratifs.) ↩
- Le nombre de personnes qui quittent la Région bruxelloise vers la Flandre et la Wallonie s’élève à environ 34 000 par an. Le nombre de personnes qui viennent de Flandre ou Wallonie s’installer en Région bruxelloise s’élève à environ 22 000, soit, pour Bruxelles, un solde migratoire négatif d’environ 12 000 personnes par an. Cet exode se fait principalement vers les communes du Brabant. (Source : IBSA – chiffres pour 2010) ↩
- La problématique du logement est préoccupante. A Bruxelles, près de 60% des habitants sont locataires (contre 25% dans le reste du pays). La présence d’une population internationale bien rémunérée a fait exploser les prix des logements. Et la construction de logements sociaux est à la traîne : il n’y en a que 39 000, soit seulement 9% du parc de logements, alors que 41 000 familles supplémentaires sont sur les listes d’attente. (Source : rtbf info, 24 mai 2013 : http://www.rtbf.be/info/regions/detail_41-000-familles-attendent-de-pouvoir-louer-un-logement-social-a-bruxelles?id=8002101.) ↩
- 32,58% au 1er janvier 2012 (source : IBSA). La grande majorité des étrangers (63%) proviennent des pays de l’Union européenne, avec en premier la France (16% des étrangers), suivie par l’Italie (8%), la Pologne (7%) et l’Espagne (6%). Parmi les résidents étrangers de nationalité extra-européenne (32% des étrangers), les plus nombreux ont la nationalité marocaine (12% des étrangers), turque (3%), ou congolaise (2,5%). (Source : IBSA ; année de référence : 2010.) Par rapport à l’ensemble de la population bruxelloise, on compte donc 4,7% de Français, 3,6% de Marocains, 2,5% d’Italiens, 2,0 % de Polonais, 1,9% d’Espagnols, 0,9% de Turcs. ↩
- Les langues les plus connues à Bruxelles (selon la proportion de Bruxellois qui disent les connaître bien ou très bien) sont le français (88,5%), le néerlandais (29,7%), l’anglais (23,1%), l’arabe (17,9%), l’allemand (8,9%), l’espagnol (7%), l’italien (5,2%), et le turc (4,5%). (Source : Rudi Janssens : Meertaligheid als cement van de stedelijke samenleving – een analyse van de Brusselse taalsituatie op basis van taalbarometer 3. VUB Press,Brussels, 2013, p.16.) ↩
- En 2012, on recensait à Bruxelles 714 847 emplois. 229 119 (32,1%) étaient occupés par des navetteurs résidant en Flandre, et 136 318 (19,1%) par des navetteurs résidant en Wallonie. (Source : Actiris – L’observatoire bruxellois de l’emploi. http://www.actiris.be/marchemp/tabid/211/language/fr-BE/Statistiques-sur-le-marche-du-travail-bruxellois.aspx.) ↩
- (Source : IBSA. Données pour 2011.) ↩
- (Source : Eurostat. http://epp.eurostat.ec.europa.eu/cache/ITY_PUBLIC/1-21032013-AP/FR/1-21032013-AP-FR.PDF.) ↩
- « La répartition spatiale du revenu imposable total par commune dans la région reflète la physionomie de ce processus: au cours des 30 dernières années, à cause du caractère sélectif de la périurbanisation, en raison aussi de la diminution de la population et de la crise économique, le revenu global de la population des communes centrales de la Région de Bruxelles-Capitale n’a pratiquement pas augmenté, tandis que les communes de la périphérie de la Région, surtout au sud-est, ont pu tripler leur base fiscale. » (Kesteloot, C. & Loopmans, M., 2009, Citizens forum of Brussels. Social inequalities. Brussels Studies, Synopsis nr. 16. http://www.brusselsstudies.be/medias/publications/EN_87_CFB15.pdf.) ↩
- Calculé en termes de revenu moyen imposable par habitant. ↩
- Taux de chômage selon les normes du BIT, pour les personnes âgées de 15 à 64 ans. Données de 2012. (Source : Observatoire de la santé et du social, Bruxelles : Baromètre social 2013. http://www.observatbru.be/documents/graphics/rapport-pauvrete/barometre-social-2013.pdf.) ↩
- Albert Martens et al., 2005,Discrimination des étrangers et des personnes d’origine étrangère sur le marché du travail de la Région de Bruxelles-Capitale.http://www.ulb.ac.be/socio/tef/LivresTEF/Discrimination_ethnique.pdfMarion Englert, 2013, Analyse des déterminants du chômage urbain et politique de rééquilibrage entre l’offre et la demande de travail en Région de Bruxelles-Capitale. http://dev.ulb.ac.be/dulbea/documents/1551.pdf ↩
- Le parlement flamand, qui contrôle le gouvernement flamand, compte six élus bruxellois néerlandophones sur un total de cent trente et un membres. Ces six Bruxellois sont élus directement lors des élections régionales par les électeurs bruxellois qui optent pour des listes néerlandophones. Le parlement de la Communauté française se compose de l’ensemble des septante-cinq membres du parlement régional wallon et de dix-neuf membres francophones du parlement régional bruxellois. Ces derniers sont « désignés » parmi les élus bruxellois (entendez : ils sont désignés par les présidents de partis), en fonction des rapports de force au parlement bruxellois. Les Bruxellois qui siègent au parlement de la Communauté française ne sont donc pas élus à ce poste par les électeurs bruxellois. Sur ces bases, il est impossible aux électeurs bruxellois de sanctionner directement les politiques exercées à Bruxelles par les deux Communautés. ↩
- Observatoire de la santé et du social, Bruxelles, op. cit., pp. 57 et 58. ↩