#WhereisSombath. Du pays du million d’éléphants au pays des desaparecidos

Vanida Thepsouhvanh 1 et Silvja Manzi 2

Strade, 7 mai 2015

Où est Sombath? Depuis plus de 870 jours, la question est posée par un nombre croissant de citoyens, d’ONGs, de parlementaires, de gouvernements; au cours de rencontres bilatérales, multilatérales, internationales; dans les rues de Manille, de Taipei, de Copacabana, de Prague, d’Addis-Abeba, de Katmandou, de Potsdam; au Sri Lanka, aux Philippines, en Malaisie, en Indonésie, en Thaïlande, au Bangladesh, au Pakistan et au Népal; la question est formulée en Suisse, en Australie, aux États-Unis, par Hillary Clinton d’abord, puis par John Kerry; au Canada et à plusieurs reprises par l’Union européenne et certains de ses États membres. Elle est relayée par la Fédération Internationale des Ligues des Droits de l’homme, par Human Rights Watch, par des parlementaires des pays de l’ASEAN, Amnesty International, la Fondation Ramon Magsaysay … la liste est longue, arrêtons-nous ici 3.

Les autorités saisies de cette question répondent par une inertie exaspérante, tel Bartleby le Scribe de Melville, célèbre pour ses répliques: « I would prefer not to », « je préfèrerais ne pas ». Cela dure depuis le soir du 15 décembre 2012, alors que Sombath Somphone, au volant de sa jeep, rentrait de son travail. Il n’est jamais arrivé chez lui.

Mais qui est Sombath Somphone ? Lauréat, en 2005, du prix Ramon Magsaysay, l’équivalent asiatique du prix Nobel de la Paix, dans la catégorie du leadership communautaire, Sombath Somphone est l’un des représentants les plus connus de la société civile au Laos. Mais si vous ne connaissez pas le pays, cela peut vous sembler un détail insignifiant.

La République Démocratique Populaire Lao est, avec la Chine, Cuba, le Vietnam et la Corée du Nord, l’un des derniers Etats communistes, un des avatars de la dissolution de l’Indochine, de la guerre du Vietnam, de la prise du pouvoir par le Parti Communiste Lao, le parti qui, depuis 1975, dirige seul et d’une main de fer le Laos, un des pays plus pauvres de la planète.

Le Laos est petit – un peu moins de 7 millions d’habitants – et peu dérangeant. Pour la communauté internationale, c’est un pays peu important, même s’il reste l’un des principaux producteurs d’opium. C’est aussi un pays qui vit (ou, mieux, survit) totalement de l’aide internationale.

Mais le Laos est aussi un pays qui caracole dans les classements. En matière de liberté de la presse, il figure à la 171ème place sur 180 pays, le point le plus bas au cours des dix dernières années 4, dépassé seulement par la Somalie, l’Iran, le Soudan, le Vietnam, la Chine, la Syrie, le Turkménistan, la Corée du Nord et l’Érythrée. Sur la même thématique, il occupe la 84ème place sur 100 pays dans le classement de Freedom House 5.

Dans son indice de perception de la corruption de 2014, Transparency International classe le Laos 145ème sur 174 pays. En matière de libertés religieuses, la situation reste alarmante tant pour le Pew Research Center 6 que pour l’USCIRF 7. Les minorités religieuses, en particulier les protestants, sont toujours réprimées et persécutées. Quant aux libertés économiques, The Heritage Foundation place le Laos au 150ème rang (sur 178).

Sur la base de l’ensemble des paramètres en matière de droits politiques et de libertés civiles, Freedom House range le Laos dans le top 20 des pays les plus répressifs du monde, le pire du pire, avec un jugement sans appel : LE LAOS EST PAYS SANS LIBERTE.

En plus d’être réelle, l’absence de liberté est également formelle. Ainsi, même le Code pénal limite fortement la liberté d’expression, sous prétexte de protéger la sécurité nationale (contre quelle menace ?). Les médias sont totalement contrôlés par le régime, l’autocensure est devenue une forme généralisée d’autodéfense; qui peut (et réussi) se réfugie à l’étranger.

Aucune dissidence n’est tolérée. Ceux qui expriment leur différence politique ou rêvent de justice sociale et de gouvernance transparente sont arrêtés, jetés en prison sans réel procès; pour souvent, en dépit des dénis des autorités, disparaitre purement et simplement, engloutis dans le néant. Les étrangers fuyant leur pays à la recherche d’une terre de liberté comme, par exemple, ces neuf jeunes réfugiés nord-coréens, sont, sur base d’un accord entre les deux pays, arrêtés et renvoyés dans leur pays d’origine où le pire les attend.

En effet, les disparitions forcées, un phénomène pourtant reconnu comme un crime contre l’humanité, constituent une autre particularité de ce régime, particularité qui ne semble pas émouvoir la communauté internationale. Le Laos est un pays de desaparecidos dont pratiquement personne ne s’enquière.

Mais revenons au protagoniste, malgré lui, de notre histoire. Sombath Somphone est né et a grandi dans une région rurale du Laos, il a étudié à l’étranger où il a obtenu un diplôme en Education et une maîtrise en Agriculture. En 1975, alors que des milliers de personnes fuyaient le Laos après la prise de pouvoir par les communistes, il y est retourné pour travailler et contribuer à développer le « nouveau » pays.

En 1996, il fonde, évidemment avec l’autorisation du gouvernement, le PADETC 8, une ONG engagée dans les secteurs de l’éducation et du développement durable qui sera pendant plusieurs années la seule organisation non gouvernementale de ce type au Laos. Les années passant, il devient, comme nous l’avons mentionné, une célébrité dans toute la région de l’Asie du sud-est pour l’engagement et la passion qu’il voue à son travail.

En Octobre 2012, il est co-président du comité d’organisation du Forum populaire Asie-Europe 9 (AEPF) qui se tient à Vientiane, capitale du Laos. Somphone organise le forum en accord avec le gouvernement, bien sûr, mais une série d’ « incidents » survenus avant et durant le Forum laissent penser qu’il y aurait eu des frictions entre Somphone et les autorités. En particulier, une des motions du Forum, dont Sombath Somphone est co-auteur, reprenait les résultats des consultations tenues avant le Forum et soulignait notamment que la croissance économique ne pouvait suffire pour résoudre tous les problèmes du Laos, une position en contradiction avec l’objectif numéro 1 du leadership du pays : une croissance économique forte avant tout. Inutile de dire que cette motion ne sera jamais distribuée.

En outre, le problème des terres confisquées aux agriculteurs, notamment au profit des entreprises chinoises et vietnamiennes, et le pillage des ressources naturelles, deviennent de plus en plus flagrants, engendrant une multiplication des plaintes, rendant ainsi plus difficile leur gestion.

Le soir du 15 décembre 2012, donc, Sombath Somphone n’est pas arrivé chez lui. Il n’a cependant pas sombré dans le néant. Sa famille a pu enregistrer grâce à un téléphone portable les images reprises par une caméra de vidéo surveillance 10, où l’on voit clairement Sombath arrêté par la police, extrait de sa voiture et embarqué sur un pick-up.

Ce sont là les dernières images de Sombath. A la question « Where is Sombath ? », le régime répond : « Nous ne savons pas ». Mais plus que du régime, il s’agit en fait de l’élite de celui-ci, formée d’un petit nombre de familles qui détiennent toutes les ficelles du pouvoir, un contrôle total du pays, y compris les prisons et les camps de détention.

La réponse « nous ne savons pas », « nous allons enquêter », « tout cela est compliqué », n’est tout simplement pas crédible. Et inacceptable.

Desmond Tutu, Prix Nobel de la Paix, a écrit directement au premier ministre. Il attend toujours une réponse.

Somphone est devenu un symbole et la question « Where is Sombath ? » continue de troubler le sommeil du régime. Ce n’est pas le moment de baisser les bras.

Si, dans le pays, il est déconseillé de parler de Sombath et si le régime continue à faire circuler des calomnie pour tenter de ternir sa réputation, à l’étranger, la campagne « #WhereisSombath? » s’amplifie, jour après jour, comme une marée, lente mais constante et forte.

Jamais sans doute le régime n’a imaginé que ce desaparecido susciterait une telle mobilisation internationale ni, a fortiori, que plus de deux ans après sa disparition, l’attention à son égard continuerait à croître. On peut supposer, selon toute vraisemblance, que le régime a estimé que la disparition de Sombath Somphone serait traitée à la même enseigne que les nombreuses autres disparitions qui scandent dramatiquement la vie du Laos.

Mais si les disparitions forcées au Laos sont connues de la communauté internationale, elles ne suscitent tout au plus que de timides demandes d’explications officielles, faites plus par devoir que par conviction. Au Laos aujourd’hui les desaparecidos restent tels …

Les donateurs internationaux constituent pourtant un soutien absolument essentiel pour le gouvernement lao. Ils pourraient en prendre conscience en même temps que reconnaître qu’il existe au Laos de très sérieuses violations des droits de l’Homme et qu’il leur appartient de contribuer à y mettre un terme, faute de quoi ils s’en rendent complices.

Sur le papier, le Laos fait des efforts. Mais sur le papier seulement. Le Laos signe et ratifie les Conventions Internationales en matières de droits de l’Homme – voir même, comble de l’ironie, la convention sur les disparitions forcées -, il accueille formellement les recommandations des pays tiers, tout en ignorant systématiquement et avec une impudence déroutante leur application. Mais les réactions insignifiantes de la communauté internationale suscitent tout autant la perplexité que l’attitude sournoise et sans scrupules du Laos qui est, certes, du point de vue du régime, le grand gagnant dans ce jeu de faux dupes. Pas exactement un signe encourageant.

Vu la gravité de la situation des droits de l’Homme au Laos, on ne peut plus se contenter de se donner bonne conscience en mentionnant les droits de l’Homme dans la Constitution ou dans la législation nationale ou en ratifiant des Conventions Internationales relatives aux droits de l’Homme : les droits de l’Homme n’existent que s’ils sont appliqués, ce qui est loin d’être le cas en République Démocratique Populaire Lao.

Voilà pourquoi le cas de Sombath Somphone, symbole de tous les desaparecidos au Laos, peut et doit être utilisé comme un levier pour réaliser des progrès significatifs sur la voie de la démocratie et de la réconciliation.

La communauté internationale laissera-t-elle, comme Bartleby de Melville, le pays crever de faim de liberté ou exigera-t-elle une réponse à la question « Where is Sombath » ?

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Notes:

  1. présidente du Mouvement Lao pour les Droits de l’Homme (MLDH)
  2. membre du Comité pour les droits de l’homme de la région Piémont, coordinateur du parti ALDE pour le Piémont et la Vallée d’Aoste, Italie
  3. Sombath.org/global-concern/
  4. Source Reporters sans frontières rsf.org – 2015 World Press Freedom Index
  5. Freedom of the Press 2015, Freedomhouse.org
  6. Latest Trends in Religious Restrictions and Hostilities, February 26, 2015
  7. Annual Report 2015, U.S. Commission on International Religious Freedom
  8. PADETC, Participatory Development Training Centre
  9. AEPF : Asia-Europe People’s Forum
  10. CCTV (sombath.org/video/)

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