Le HuffingtonPost.fr, 19 mars 2015, InformNapalm (fr), 19 mars 2015, InformNapalm (en), 19 mars 2015, InformNapalm (es), 22 mars 2015, European Sotnia, 22 mars 2015, Strade, 24 mars 2015
Partant du constat qu’ « en politique étrangère, nous (les Européens) ne semblons pas être pris complètement au sérieux » 1, Jean-Claude Juncker a souligné dans une récente interview au journal allemand Welt am Sonntag, la nécessité de doter l’Union européenne d’une armée commune. Selon le Président de la Commission, de par sa seule existence, la décision de se doter d’un tel instrument permettrait à l’Union européenne d’ « envoyer un signal clair à la Russie que nous (les Européens) sommes sérieux en ce qui concerne la défense des valeurs européennes » et mettrait l’UE en situation de réagir « de façon crédible » face à des menaces pour la paix dans un Etat membre ou dans un Etat voisin de l’Union. Les mots utilisés ont toute leur importance. Le Président de la Commission ne parle pas d’une armée européenne unique qui se substituerait aux armées nationales. Il parle d’une armée européenne commune. Il ne mentionne nulle part la nécessité que tous les Etats membres soient tenus de participer à cette entreprise. Enfin, il précise que cette armée ne serait pas en « compétition » avec l’Otan.
Si nous ajoutons à ces trois éléments cruciaux (armée européenne commune et non pas unique, participation des seuls Etats volontaires, compatibilité avec l’Otan), l’impossibilité à terme de préserver le savoir-faire technologique et militaire des armées et des industries des différents Etats membres, y compris les plus grands, en raison de l’étroitesse des marchés nationaux, il est possible de définir un scénario de ce que pourrait être cette armée européenne commune ainsi que l’articulation de celle-ci avec les armées nationales d’une part, l’Otan de l’autre.
Une base juridique solide
Sur la base des articles 42 § 6 et 46 § 1, 2 et 3 du Traité sur l’Union européenne (TUE), les Etats volontaires décideraient d’une Coopération Structurée Permanente (CSP) ayant pour objet la création d’une armée européenne commune. Dans l’hypothèse, politiquement lourde de conséquences, où, comme le permet le Traité, un pays membre de l’Union opposerait son véto à cette initiative, les Etats volontaires décideraient dans un premier temps de s’organiser en dehors du Traité, sur le modèle de ce que firent les Etats qui organisèrent, dans le cadre du Traité de Schengen, la libre circulation des personnes au sein des pays participants.
Quelles finalités ?
Cette armée commune aurait pour finalité première de contribuer à la préservation de la sécurité et de l’intégrité territoriale des Etats membres participants. Elle serait également habilitée à la mise en œuvre de toute mission humanitaire, de maintien ou de rétablissement de la paix, et d’évacuation de citoyens de l’Union. Afin de pouvoir garantir un déploiement permanent, le premier noyau de l’armée européenne commune serait composé de trois groupes aéro-navals intégrant notamment les deux Mistrals initialement destinés à la Russie ainsi que de trois divisions d’intervention rapide.
Une organisation politico-institutionnelle rigoureusement « communautaire »
Le Président de la Commission aurait la responsabilité politique de l’organisation et du fonctionnement de l’armée européenne. Un Commissaire, nommé par le Président de la Commission, serait chargé de l’organisation et du fonctionnement de l’armée commune européenne.
Les orientations stratégiques seraient soumises à la double ratification du Conseil des Ministres des Affaires Etrangères et du Parlement européen. Les mesures proposées seraient réputées adoptées si elles recueillent au sein du Conseil des Ministres l’assentiment d’au moins 55 % des Etats participant à la Coopération structurée permanente (CSP) et rassemblant 65 % de la population des Etats concernés et si elles recueillent l’assentiment de la majorité des parlementaires européens des Etats participant à la CSP.
Le Président de la Commission soumettrait les décisions d’engagement de l’armée européenne à un Haut Conseil de Sécurité européen 2, composé des Chefs d’Etat et de gouvernement des pays participant à CSP. Ce dernier statuerait à la majorité qualifiée.
Des soldats européens
Le personnel militaire et civil de l’Armée européenne commune aurait le statut d’agent communautaire. Le salaire du personnel civil et militaire serait équivalent à la moyenne, à compétences et responsabilités équivalentes, des cinq barèmes salariaux les plus élevés parmi les pays participants à la Coopération Structurée Permanente (CSP). Comme pour la Commission européenne, le personnel de l’Armée européenne commune serait réparti entre tous les Etats participants à la CSP proportionnellement à leurs populations respectives.
L’Armée européenne commune serait dotée d’un Etat-major propre dont le siège serait établi à Bruxelles. Les membres de l’Etat-major seraient nommés par le Président de la Commission sur proposition du Commissaire en charge de la CSP. La langue de travail et de communication de l’Armée européenne commune serait l’anglais. Les officiers, les sous-officiers, les soldats et le personnel civil prêteraient serment devant le Président de la Commission et/ou le Commissaire en charge de la CSP.
L’Armée européenne commune possèderait une chaîne de commandement indépendante. Elle organiserait de façon autonome ses écoles militaires (navale, terrestre et aérienne). Elle serait dotée de son propre service de renseignements (information et contre-espionnage). Des mécanismes de collaboration étroite entre ceux-ci et ceux des Etats membres participant à la CSP seraient établis.
Les bases navales, terrestres et aériennes de l’Armée européenne commune seraient établies en fonction de critères stratégiques et en tenant compte des déséquilibres entre les pays participants en matière d’industries de l’armement. Ainsi les premières bases navales seraient établies en Pologne, en Bulgarie et au Portugal, les bases terrestres en Roumanie, en Espagne et dans les pays baltes.
La quote-part initiale des Etats participants à la CSP serait fixée à 0,30 % du PIB, cette quote-part pourrait être comptabilisée dans les engagements de dépenses de ces Etats vis-à-vis de l’Otan.
Pleine compatibilité avec l’Otan
L’Armée commune de l’Union serait dotée d’un statut spécial de « force de réserve » au sein de l’Otan. Elle ne deviendrait partie à tous les effets des forces de l’Otan et ne se rangerait sous l’autorité directe du Haut Commandement allié qu’en cas de recours à l’article 5 (menace contre l’intégrité d’un ou plusieurs membres de l’Otan). En dehors de ce cas, elle serait au seul service des citoyens et des Etats des pays concernés par la coopération structurée permanente.
Des mécanismes de coopération étroite entre l’armée commune européenne et celles des Etats participants à la Coopération Structurée Permanente seraient établis. L’armée commune favoriserait, si la situation le requiert, des opérations menées conjointement avec les armées nationales des Etats participants qui le souhaitent.
Un incitant pour renforcer la coopération dans l’industrie militaire
En tenant compte tant des investissements réalisés dans le secteur militaro-industriel au cours des soixante-dix dernières années par certains Etats-membres que de la volonté d’autres Etats-membres de s’investir d’avantage à l’avenir dans ce secteur, les Etats-membres participant à la Coopération Structurée Permanente encourageraient les regroupements entre les entreprises du secteur, notamment en privilégiant les achats des équipements de l’armée européenne commune auprès des entreprises regroupant des acteurs de plusieurs pays participant. En particulier, les Etats-membres s’engageraient à créer autour des groupes Airbus et Dassault un grand groupe européen d’aéronautique militaire ouvert à la participation d’autres Etats membres (ou d’entreprises de ces Etats). De la même façon, dans le secteur de la construction navale, les entreprises seraient encouragées à regrouper leurs activités militaires dans trois ou quatre filiales communes.
Un antidote au délitement européen
En Europe, nombreux sont celles et ceux qui ne veulent toujours pas reconnaître le changement de paradigme stratégique provoqué par l’annexion de la Crimée et l’invasion et l’occupation d’une partie du Donbass par les forces russes et pro-russes. Parmi les 28, une majorité d’Etats estiment toujours qu’un retour au business as usual avec l’actuel régime russe est possible, certains Etats, dont l’Espagne, réclamant déjà ouvertement un abandon des sanctions. Seuls, à ce stade, une minorité d’Etats dont certains en première ligne, ont une perception claire de la gravité de ce qui se passe aujourd’hui en Ukraine, pour l’Ukraine et pour la cohésion présente et future de l’Union européenne. Si nous y ajoutons les tragédies syrienne, irakienne et libyenne, et les différences de perceptions de celles-ci dans les différents pays de l’Union, l’urgence devient manifeste de créer des mécanismes, des lieux et des objectifs qui « obligent » les Etats à penser leur sécurité non plus au seul niveau national mais au double niveau national et européen. Dans un tel contexte, l’initiative du Président de la Commission européenne a, parmi d’autres mérites, celui, indiscutable, de proposer à l’Union un instrument qui déjà, de par sa seule existence, permettrait à l’Union de se doter d’un facteur de cohésion fondamental en ces temps agités qui sont ceux que nous connaissons aujourd’hui.