Bernard Barthalay 1, Olivier Dupuis
Le HuffingtonPost.fr, 26 septembre 2014, Strade, 29 septembre 2014, GeoPolitica, décembre 2014
Un des éléments les plus consternants dans la manière dont l’affaire ukrainienne est généralement abordée, c’est la constance avec laquelle la question de la nature fondamentale du régime politique du pays agresseur est occultée. Certes la Russie d’aujourd’hui n’est pas l’Urss stalinienne ni même brejnévienne, ni l’Allemagne nazie, ni l’Italie fasciste, ni non plus la Chine bolchévique-confucéenne. C’est un peu de tout ça et c’est, en même temps, « tout autre chose ». Un pouvoir d’un type nouveau, étonnamment moderne, qui a remplacé le parti unique, structure centrale du régime précédent, par les structures de force (services secrets en premier lieu), en vidant progressivement les structures démocratiques des années 90 de leur substance.
Même formellement les signaux se multiplient, démontrant la rapide transformation du système en place en Russie. En plus d’une justice aux ordres sur les questions politiques sensibles, d’un parlement fantoche et de médias domestiqués dans leur grande majorité, c’est désormais le gouvernement russe lui-même qui est marginalisé. Le centre du pouvoir a émigré vers la datcha de Poutine où les décisions sont le fait du prince lui-même, entouré, semble-t-il, par le chef du FSB et six ou sept chefs de département des services, le ministre de la défense, Sergueï Choïgou, et quelques autres. Quant au soutien de l’opinion publique à la politique du pouvoir, il se maintient, impressionnant. Et quand bien même faiblirait-il, le pouvoir peut compter sur un système répressif d’autant plus redoutable qu’il a réussi sa mutation du « quantitatif » vers le « qualitatif », de la surveillance-répression tout azimut vers un contrôle-répression ciblé des opposants intérieurs. Sur le front extérieur, les services russes ont renouvelé leurs pratiques, alliant aux techniques traditionnelles de séduction et de corruption, un recours massif aux prises d’intérêt dans les secteurs économiques les plus variés. Dans un tel contexte, il serait illusoire d’espérer un changement de régime à court ou moyen terme. La stratégie de l’Europe doit s’inscrire dans la durée.
Sans cette prise de conscience, l’Europe risque d’en faire toujours trop peu, toujours trop tard. Le régime russe a déjà gagné deux batailles. La Crimée est annexée, une partie de la région de Donetsk et Luhansk est, de fait, transformée en une nouvelle « Transnistrie ». Une troisième bataille pour le contrôle de l’ensemble du littoral ukrainien autour de la mer d’Azov et jusqu’à la Crimée a d’ores et déjà commencé. Sur le front extérieur, le régime marque des points. Viktor Orban, le premier ministre hongrois, s’est rangé parmi les apologistes du maître du Kremlin. Les « avertissements » se multiplient. Derniers en date, l’enlèvement par des membres des services russes d’un officier de police estonien, une baisse sans préavis des livraisons de gaz à la Pologne.
N’en déplaise aux inconditionnels du soft power toujours et seulement, les sanctions contre la Russie, certes nécessaires, ne pourront pour autant jouer un rôle décisif pour arrêter l’agression russe en Ukraine et, au-delà, contrer la politique russe visant à faire imploser l’Union européenne. Des mesures politiques d’un tout autre ordre sont désormais indispensables :
- la mise en œuvre d’une audacieuse politique européenne de l’énergie ayant pour objectif de mettre un terme à la dépendance à l’égard du gaz russe, nécessaire pour bloquer la politique du divide et impera du Kremlin.
- l’ouverture immédiate du processus d’adhésion de l’Ukraine à l’UE, fondamentale pour accompagner et conforter le processus d’enracinement de la démocratie et de l’Etat de Droit en cours en Ukraine.
- La fourniture ouvertement revendiquée par l’UE d’armements défensifs à l’armée ukrainienne (armes antichars et anti-aériennes), indispensable pour renforcer les capacités de dissuasion de l’Ukraine.
Mais l’écroulement de l’ordre européen provoqué par la guerre non-déclarée de la Russie à l’Ukraine oblige désormais l’UE et ses Etats-membres à affronter collectivement la question de leur sécurité et de la défense de leurs citoyens, de leurs territoires et des valeurs qu’ensemble et séparément ils veulent incarner.
On connait l’antienne : une défense européenne ne pourra être que l’aboutissement du processus d’intégration européenne. Pourtant soixante ans après l’échec de la Communauté européenne de Défense (CED) et après de multiples initiatives de coopération bi- ou multilatérales dans le secteur sans substantiels lendemains politiques, nous croyons que le temps est venu de renverser la logique et de considérer qu’en plus de son utilité intrinsèque en termes de sécurité, la création d’une armée européenne commune contribuera de façon déterminante, de par sa seule existence, à amener les Etats européens à définir enfin la liste de leurs priorités stratégiques communes.
Ainsi le moment est venu qu’aux côtés de leurs armées nationales respectives, les Etats-membres de l’Union qui le souhaitent décident de la création d’une armée européenne commune. Non pas une énième initiative intergouvernementale, un conglomérat de forces nationales sans ossature politique, un nouveau « machin » pour reprendre l’expression du Général de Gaulle, mais une armée « communautaire », composée de soldats européens, placée sous l’autorité du président de la Commission, dotée d’un budget initial certes modeste (0,20 % du PNB des Etats participants) mais suffisamment consistant pour permettre la création de deux divisions d’intervention rapide et de deux forces aéronavales basées en Pologne et en Roumanie et, pourquoi pas, organisées autour des deux Mistrals initialement commandés par la Russie. Les orientations stratégiques et les décisions d’engagement de cette armée seraient soumises à l’approbation du Conseil des Ministres des Affaires étrangères et du Parlement européen.
En plus de participer à la sécurité des citoyens européens, la création de cette armée européenne commune pourrait contribuer à amener les Européens à se percevoir collectivement ou, en d’autres termes, à « penser européen ».
Notes:
- professeur émérite à l’Université Lumière (Lyon 2), chaire Jean Monnet d’économie de l’intégration européenne, président de Puissance Europe/Weltmacht Europa ↩