Le HuffingtonPost, 8 août 2014, Strade, 8 août 2014
Inexistence stratégique de l’Europe, Acte 1. En avril 2008 au sommet de l’Otan à Bucarest, la France et l’Allemagne s’opposent à nouveau à l’intégration de la Géorgie dans l’alliance atlantique. Quelques mois plus tard, l’armée russe entre en Ossétie du Sud et avance vers Tbilissi, la capitale géorgienne. Pourtant soudainement l’offensive s’arrête. Etait-ce grâce à la médiation (tardive selon certains observateurs) de Nicolas Sarkozy, président en exercice de l’Union européenne, ou en raison d’une précédente intervention diplomatique américaine ? La question demeure. Il reste qu’en reconnaissant les « indépendances » de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie, les autorités russes ont procédé à une intégration-annexion qui ne dit pas son nom de ces deux territoires. Il reste également que quelque temps plus tard, en 2011, le Président Sarkozy a décidé, en dépit de pressantes mises en garde 1, de la vente de deux navires de projection et de commandement de type Mistral à la Russie.
Acte 2. En 2011, l’intervention en Libye met en évidence les faiblesses des armées britannique et française, dépendantes de l’Otan, notamment pour le renseignement et pour l’approvisionnement en munitions, tandis que les tristes développements de la situation politique qui suivirent montrent les limites d’une intervention « hors sol », sans possibilité d’accompagner la reconstruction politique et institutionnelle du pays.
Acte 3. Sur la Syrie, le désastre est total. 170.000 morts, plus de 2 millions de déplacés, des milliers de combattants en dehors de tout contrôle, … Une situation qui doit bien sûr énormément au soutien inconditionnel de la Russie et de l’Iran mais aussi à la politique de non-engagement des Etats-Unis et de l’Union européenne qui ont préféré privilégier la conclusion d’un accord sur le nucléaire avec l’Iran. Accord dont on voit mal, a fortiori après la violation par la Russie du Mémorandum de Budapest sur le désarmement nucléaire de l’Ukraine et la montée en puissance de l’alliance entre la Russie et l’Iran, comment il pourrait jamais être conclu ou respecté.
Acte 4. Avec l’invasion et l’annexion de la Crimée et l’opération de déstabilisation à grande échelle lancée par la Russie en Ukraine orientale, nous avons changé de registre. Non seulement nous assistons en Europe au retour de l’accaparement par la force de territoires d’un Etat par un autre (qui plus est, membre permanent du Conseil de Sécurité) mais aussi à l’affirmation au grand jour d’un nouveau projet étatique radicalement anti-démocratique dont l’Europe peine à prendre la mesure de ce qu’il représente en termes de menaces pour les Russes et pour la sécurité de l’ensemble des Européens.
Six longs mois et la tragédie du vol MH 17 ont été nécessaires pour que, finalement, le leadership européen commence à percevoir la réalité stratégique de la menace que représentent le régime russe et sa politique en Ukraine et décide de sanctions économiques un tant soit peu sérieuses (encore qu’insuffisantes) à l’encontre de la Russie. En matière de politique européenne de l’énergie, les grandes décisions qui devaient être prises au Conseil européen de juin dernier se font toujours attendre. Du point de vue de la sécurité et de la défense présente et future de l’Union, la réflexion et les propositions (sans parler des décisions) restent dans les registres de l’imploration (envers les Américains) ou de l’incantation vague. Ainsi pour François Hollande : « La France a toutes les raisons de souhaiter une Allemagne plus présente sur la scène mondiale. Nous n’avons pas vocation à agir seuls. Je suis favorable à un partage de la responsabilité, sur le plan politique, militaire et budgétaire » 2.
Défense européenne, hic Rhodus, hic salta
Si telle est la conviction profonde du président français, il appartient à la France de faire une proposition concrète. Essentiellement pour deux raisons : le poids du passé de l’Allemagne et, surtout, l’héritage des propositions snobées. La sécurité et la défense renvoient en effet directement à la question de l’intégration politique européenne, thématique où, comme le rappelle Bernard Barthalay, Président du réseau d’initiatives Puissance Europe / Weltmacht Europa,Paris a été, avec une constance remarquable, le principal obstacle à tout approfondissement politique. Ainsi : « le rejet (1954) de la Communauté de défense, qui enterrait le projet de Communauté politique, le rejet gaullien (1965) d’un budget « fédéral », le mépris dans lequel fut tenu le document Schäuble-Lamers (1994), les réticences de l’attelage Chirac-Jospin opposées à la proposition de « fédération » de Fischer (2000) (…) » 3
Pour qu’elle soit acceptable par l’Allemagne, une proposition en ce domaine ne peut donc s’adresser qu’à l’ensemble des Etats non-neutres de l’Union européenne. En outre, celle-ci doit permettre à l’ensemble des Etats volontaires, « petits » et « grands », d’y trouver leur juste place. De ce point de vue, le mécanisme de vote à la double majorité (majorité des Etats et majorité des populations) 4 au sein du Conseil ainsi que l’attribution à la Commission européenne de la gestion de la politique commune peuvent seuls offrir aux uns et aux autres des garanties suffisantes.
La France y trouverait-elle son compte ? Voici quelques chiffres. Dans l’hypothèse où 19 Etats 5 décidaient de participer à la création de cette armée européenne commune et sur base des nouvelles règles établies par le Traité de Lisbonne, la majorité au Conseil nécessaire pour adopter les propositions de la Commission européenne devrait rassembler au moins 11 Etats (55 %) rassemblant 253 millions d’habitants (65 % de la population). En d’autres termes, la minorité de blocage devrait être composée soit de 9 Etats, soit d’un nombre d’Etats représentant au moins 137 millions d’habitants (et au minimum trois). Ainsi, par exemple, l’Allemagne, la France et un autre pays pourraient s’opposer à une décision qu’ils estimeraient inopportune. Ces chiffres devraient d’autant plus rassurer la France que l’expérience a montré que la suppression du mécanisme de prise de décision à l’unanimité n’a jamais eu comme effet d’isoler l’un ou l’autre Etat mais, au contraire, cette suppression a eu l’effet vertueux de dissiper les réflexes obstructionnistes.
Les Mistrals pour l’Europe
Dans une telle configuration seulement, il deviendrait possible, selon nous, de donner une réponse politiquement responsable à la question de la vente des Mistral à la Russie. La France annulerait le contrat de vente en même temps que les Etats membres qui le souhaitent décideraient d’une coopération renforcée 6 ayant pour objet la création de deux groupes aéro-navals qui s’articuleraient dans un premier temps autour des deux Mistral ainsi que la création de deux brigades d’intervention rapide déployables à partir de ces navires. Dans le cas où les Britanniques qui, pour des raisons de politique intérieure, ne sont manifestement pas prêts aujourd’hui à participer à une telle initiative, s’y opposeraient, les Etats volontaires pourraient procéder en dehors des Traités comme ce fut le cas lors du Traité Schengen.
Afin d’éviter tout malentendu, précisons qu’une telle proposition n’a rien de commun avec l’une ou l’autre des initiatives bi-nationale comme la brigade franco-allemande ou multi-nationales tel l’Eurocorps. Ce dont il s’agit ici ne concerne ni les armées nationales, ni les forces de dissuasion nucléaire, ni la participation à l’Otan, mais bien la création ex-novo d’un premier noyau d’armée européenne commune composée de soldats européens (et non de contingents nationaux), organisée dans le cadre des institutions communautaires, dotée de sa chaine de commandement, d’une langue de travail commune (l’anglais), d’une académie militaire propre, de services de renseignements autonomes, …
Si de nombreuses crises internationales ont montré au cours des dernières années la nécessité pour l’Europe de se doter d’un tel instrument, l’annexion de la Crimée et l’opération de déstabilisation de l’Ukraine orientale ne laissent plus aucun doute sur la nature profonde de l’actuel régime russe et sur la menace qu’il représente pour la sécurité de l’ensemble des Européens. L’Europe doit changer de paradigme stratégique. La création d’un instrument commun de défense nous semble être un premier pas, aussi indispensable qu’urgent, dans cette direction.
Notes:
- Notamment de la part du philosophe André Glucksmann ↩
- « Les doléances de François Hollande à Angela Merkel », Le Monde, 4 août 2014 ↩
- Bernard Barthalay, « Un condominium des Etats de la zone euro ? Est ce bien raisonnable ? », 12 février 2014, http://blog.slate.fr/europe-27etc/14737/un-condominium-des-etats-de-la-zone-euro-est-ce-bien-raisonnable/ ↩
- Traité de Lisbonne ↩
- Allemagne, Belgique, Bulgarie, Chypre, Croatie, Espagne, Estonie, France, Grèce, Italie, Lettonie, Lituanie, Luxembourg, Pays-Bas, Pologne, Portugal, Roumanie, Slovaquie, Slovénie ↩
- Article 329 du Traité ↩
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