Historians in Ukraine (ukrainian), Historians in Ukraine (english), 4 Juillet 2013, Libertiamo, 18 juillet 2013
A. Portnov. Pour de nombreuses personnes en Ukraine, la question de savoir si l’Ukraine va signer ou non l’accord d’association avec l’UE cet automne semble être la question principale en ce qui concerne le futur du pays. Pensez-vous que ce document pourrait être signé cette année, et pensez-vous qu’il soit réellement si important ?
O. Dupuis. La conscience que les citoyens européens ont de la réalité de l’Union européenne et leur appréhension de son devenir sont tellement évanescentes aujourd’hui que toute prévision politique est devenue extrêmement difficile. Pas simple de déterminer si ce sont ceux qui campent, par pure convenance, sur une position d’ « intransigeance démocratique » qui l’emporteront ou, au contraire, ceux qui sont convaincus de l’importance fondamentale de l’adhésion de l’Ukraine à l’Union, pour l’Ukraine et pour l’Union. Ce qui est sûr, c’est que l’Accord d’Association est prêt et qu’il devrait, selon moi, absolument être signé. Son importance ne fait aucun doute car c’est la condition sine qua non pour affronter une question beaucoup plus sérieuse : l’ouverture de véritables négociations d’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne, négociations qui pourraient opportunément commencer par les chapitres 23 « Appareil judiciaire et droits fondamentaux » et 24 « Justice, liberté et sécurité ». C’est aussi la garantie la plus solide que l’on puisse donner à Julia Tymochenko et à tous ceux et celles qui pourraient à l’avenir être victimes de procès politiques.
A. Portnov. Actuellement il n’y a pas de consensus en Ukraine sur son futur géopolitique. Une enquête d’opinion de février-mars 2013 montre que 41 % des personnes interrogées soutiennent l’intégration dans l’Union douanière avec la Russie, la Biélorussie et le Kazakhstan, 39 % soutiennent l’Accord d’Association avec l’UE, et 19 % n’ont pas d’opinion. Croyez-vous que l’Ukraine doive réellement choisir entre ces deux projets d’intégration ? Et si tel est le cas, pensez-vous que cela puisse se faire dans une société aussi divisée ?
O. Dupuis. Avec toutes les réserves que l’on peut avoir sur l’état de l’UE aujourd’hui, ses difficultés économiques et ses carences politiques, son manque d’ambition, de conscience d’elle-même et de sa nécessité, il reste que c’est une réalité qui a apporté d’énormes bénéfices aux Etats et aux citoyens qui en font partie. Dont – et ce n’est pas le moindre – celui de permettre une réelle survivance des Nations qui en sont membres. L’union douanière autour de la Russie a beaucoup de couleurs de l’ancien régime soviétique. Comme l’Urss, cette union souffre d’une carence originelle : la domination démographique, économique et politique de la Russie sur ses partenaires. Et, plus important encore, elle fait l’impasse sur la nature même du régime russe actuel : véritable ré-incarnation de l’antithèse de l’Etat de Droit que constituait le régime marxiste-léniniste. En Russie, aujourd’hui comme hier, c’est un « Etat dans l’Etat » (les structures de force en symbiose avec une oligarchie économique qui en est d’ailleurs souvent issue) qui gouverne, en dehors de tout respect des lois sinon de celles du plus fort. Est-ce cela dont veulent les quelques cinquante millions d’Ukrainiens ? Je ne le crois pas. Je suis par contre convaincu qu’ils sont victimes comme d’autres d’ailleurs (les Turcs par exemple) du syndrome de l’amoureux qui a peur de se voir éconduire. Les tergiversations de l’Union n’y sont pas pour rien. Tout comme l’art consommé de Victor Yanoukovich de réaffirmer sans cesse, haut et fort, sa volonté de rejoindre l’Union européenne tout en se gardant bien de faire quoique ce soit qui puisse faciliter se rapprochement.
A. Portnov. Vous avez publié différents articles et lettres ouvertes sur l’importance de l’Ukraine pour l’Union européenne. Pouvez-vous brièvement résumer vos arguments. Ou, en d’autres mots, l’Accord d’Association avec l’Ukraine est-il réellement si important pour l’Union européenne ?
O. Dupuis. L’accord d’association est fondamental pour l’Ukraine et pour l’Union européenne, principalement pour quatre raisons.
– La première – et la plus importante – c’est que l’adhésion à l’UE – et avant même l’adhésion formelle, le processus d’adhésion lui-même – constituerait, comme cela a été le cas pour l’Espagne, le Portugal, la Pologne, la Slovaquie, …, une formidable force d’entraînement pour la réalisation des réformes qui permettraient d’enraciner l’Etat de Droit en Ukraine. Quant à l’intérêt pour l’Union de voir son grand voisin ukrainien régi par un Etat de Droit et non par un avatar de l’ancien régime soviétique, il n’a guère besoin d’être démontré.
– La seconde raison, c’est que l’Ukraine fait partie depuis des temps immémoriaux de l’Europe. Elle y a donc toute sa place. Elle doit l’occuper, l’enrichir, en s’inscrivant au cœur de celle-ci : l’Union européenne.
– La troisième raison est d’ordre économique. Accéder sans entraves ni barrières à un marché de 500 millions de consommateurs est une énorme opportunité pour l’Ukraine. Tout comme l’élargissement de l’UE à 45 ou 50 millions de nouveaux consommateurs ukrainiens constituerait une très belle plus-value économique.
– Enfin, d’un point de vue stratégique – autant pour l’Ukraine que pour l’UE – l’adhésion de l’Ukraine à l’UE (et la consolidation de l’Etat de Droit et de la démocratie que cela implique) constituerait aussi une formidable démonstration qu’il est possible de construire en Russie une alternative au régime autoritaire que Vladimir Poutine s’efforce de rétablir, non sans succès malheureusement. Ce serait, par la même occasion, une aide concrète que l’on pourrait apporter à tous ces citoyens russes qui ne désespèrent pas de voir leur grand pays devenir un jour un Etat de Droit et une démocratie.
A. Portnov. Pensez-vous que vos arguments sont partagés au moins par certains responsables politiques de l’Union européenne ?
O. Dupuis. Pas assez. Incontestablement. Mis à part les Polonais, les Lithuaniens, des Britanniques et quelques Allemands, les responsables politiques de la plupart des autres Etats-membres de l’Union européenne brillent plutôt par leur silence. Ces silences ne veulent pas nécessairement dire opposition mais plutôt crainte-panique face à leurs opinions publiques respectives, qu’ils estiment incapables de comprendre l’enjeu ukrainien, en proie qu’elles seraient – selon eux – aux syndromes des délocalisations, du fameux « plombier polonais », … Donc plutôt que d’expliquer et de convaincre et ils préfèrent glisser la question sous le tapis.
A. Portnov. Qu’en est-il du facteur russe dans les politiques de l’Union européenne à l’égard des pays du « Partenariat oriental » ?
O. Dupuis. C’est un facteur dont les responsables politiques de l’Union n’ont certainement pas pris la mesure. A l’image d’ailleurs de la sous-estimation dont le « facteur russe » fait l’objet pour les pays membres de l’Union européenne où le régime russe met en oeuvre une politique de pénétration systématique en achetant, notamment, des personnalités politiques, y compris de premier plan. Et si la Russie est capable de mener cette offensive dans les pays de l’Union, grâce notamment aux énormes ressources financières provenant de la manne pétrolière et gazière largement contrôlées par le Kremlin, on peut imaginer sans peine ce que ces mêmes autorités sont en mesure de faire dans les anciens pays membres de l’Urss où les structures de force russes – l’épine dorsale du système poutinien – conservent de très solides « amitiés » dans les services secrets locaux tout comme dans les administrations et certains secteurs de la classe politique.
A. Portnov. L’Union européenne est en crise profonde. Il y a beaucoup de discussions concernant les issues possibles à la situation présente. Quel est le scénario que vous considérez le plus désirable et le plus réaliste ?
O. Dupuis. Le plus désirable est aussi, selon moi, le plus réaliste dans la mesure où il répondrait le mieux aux nécessités profondes de l’Europe. Il se résume, pour l’essentiel, à la mise en œuvre de quatre grandes réformes dont aucune n’est, en principe, hors de portée.
Première réforme, impérative si l’on veut que les citoyens se réapproprient le projet européen : l’introduction d’un grand moment de démocratie commun à tous les citoyens de l’Union en organisant l’élection au suffrage universel du (ou de la) président(e) de la Commission européenne.
Seconde réforme : la résolution par le haut de la question britannique, en constitutionnalisant deux niveaux d’intégration au sein de l’Union tout en préservant l’unité institutionnelle de l’ensemble. Au premier niveau, les quatre libertés : liberté de circulation des citoyens, des marchandises, des capitaux et des services, avec des garanties minimales (mais consistantes) en matières sociale et environnementale pour se prémunir contre les tentations de dumping. Une option dans laquelle pourraient se retrouver les Britanniques et rapidement, au moins comme première étape, les Ukrainiens, les Turcs, les Moldaves et les Géorgiens. Un deuxième cercle rassemblerait ceux qui ont fait le choix d’une intégration plus forte.
La troisième réforme, fondamentale pour renforcer la conscience des Européens de leur unité : la création d’une armée commune (et non pas unique) pour pouvoir, au moins dans un premier temps, assurer les opérations de maintien et de rétablissement de la paix, l’évacuation des ressortissants européens en cas de crise grave, les opérations anti-piraterie, … et pour donner, par la même occasion, une forte impulsion à l’élaboration progressive d’une politique étrangère commune.
La quatrième réforme, s’ouvrir à de nouveaux citoyens en lançant sans ambiguïté le processus d’adhésion à l’Union de l’Ukraine, la Turquie, la Géorgie et la Moldavie.
A. Portnov. Vous considérez votre scénario réaliste. Mais est-il pour autant réalisable ?
O. Dupuis. Aucune de ces réformes ne remet fondamentalement en cause l’existence des Etats-Nations membres de l’Union européenne. Pourtant elles suscitent bien plus de résistances que celles soulevées par les très substantielles délégations de souveraineté que les Etats-membres ont réalisées, dans l’urgence et sous la pression de la crise économique, au cours de ces cinq dernières années.
Le paradoxe n’est qu’apparent. Ce passage est particulièrement difficile et douloureux parce qu’il met à nu une situation qui, bien qu’existante, continue à ne pas être appréhendée dans sa réalité. C’est cette dualité – la persistance d’Etats-Nations forts d’une part, et d’autre part cette Union désormais aussi incontournable qu’indispensable – que les Etats-membres doivent reconnaître et à laquelle les citoyens doivent pouvoir participer (élection) et dans laquelle ils doivent pouvoir se reconnaître par rapport au reste du monde (politique étrangère, armée commune).
Pour réaliser cet important saut symbolique, l’Europe a besoin de leadership. Et c’est là que le bât blesse. Angela Merkel a certes une excellente maîtrise des mécanismes de pouvoir mais ne semble pas avoir de solides convictions européennes. En partie, sans doute, en raison de son histoire et de l’histoire du pays dans lequel elle a passé toute sa jeunesse, un pays exempté par le régime soviétique de la responsabilité du nazisme dont la faute avait été toute entière reportée sur l’Allemagne de l’Ouest. En France, l’aristocratie des corps constitués (l’ENA, le Quai d’Orsay, …) craint, à juste titre, de perdre beaucoup de son influence dans une organisation de l’Europe où la légitimité de l’Union serait renforcée et où la répartition des compétences des uns (les Etats) et des autres (de l’Union et de ses institutions) serait clarifiée. Le Président Hollande, lui-même issu de cette aristocratie, saura-t-il s’en émanciper, traduire en acte les convictions européennes qu’il revendique et être moteur de ce changement ? C’est un des grands points d’interrogation. D’autres (le nouveau gouvernement italien?) sauront-ils susciter ou accompagner cette indispensable dynamique réformatrice ? Le choix, l’année prochaine, du nouveau président de la Commission nous en dira beaucoup. Français et Allemands sauront-ils, comme au temps du président Jacques Delors qui avait la confiance d’Helmut Kohl plus encore que celle de François Mitterrand, se rejoindre sur le choix d’un autre Européen incontesté, Allemand cette fois ?
A. Portnov. Quels pays pourraient raisonnablement joindre l’Union européenne au cours des 20 ou 30 prochaines années ? Y-a-t-il des chances réelles pour l’Ukraine et, par exemple, pour la Turquie ?
O. Dupuis. Des chances réelles existent pour l’Ukraine, la Turquie, la Géorgie et la Moldavie. Mais la bonne fortune doit être encouragée. En ce sens, je pense qu’il serait de toute première importance que les partis d’opposition ukrainiens se mobilisent immédiatement pour convaincre les différents Etats-membres de signer en novembre prochain l’accord d’association. Un tour des capitales européennes d’une délégation conjointe des leaders des grands partis d’opposition ukrainienne en soutien à la signature de l’Accord d’Association ne serait pas seulement opportun. Il pourrait, je crois, être déterminant.
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