Le HuffingtonPost, 25 septembre 2012, Libertiamo.it, 4 octobre 2012, Presseurop, 4 octobre 2012
Alep, Damas, … corps jonchant les rues, quartiers éventrés, bombardements aveugles, … Images et récits intolérables qui nous renvoient directement aux heures les plus sombres de Sarajevo et de Grozny. Urbanicides. Et rien ne semble bouger. Les Etats-Unis sont en campagne électorale. Quant aux Européens, quand bien même voudraient-ils intervenir, ils ne le pourraient tout simplement pas. Car, comme le souligne le général français Jean Fleury, « pour la Syrie, la chanson n’est pas la même (que pour la Libye). (…) Nous ne sommes pas en mesure de l’affronter. » 1
Cette impuissance européenne ne conditionne pas seulement la résolution future d’un conflit qui s’installe dans la durée. Elle a contribué à la transformation d’un conflit politique – avec, de longs mois durant, des manifestations pacifiques réprimées dans le sang – en un conflit militaire totalement asymétrique. La « démocratie Potemkine » russe a utilisé à plein cette absence américaine et cette impuissance européenne. Elle a, d’une main, bloqué toute initiative sérieuse des Nations Unies et, de l’autre, continué à fournir un soutien militaire massif à Bachar El Assad. Et Vladimir Poutine de pousser son avantage. Enjeux : un dernier allié en Méditerranée, une formidable machine à fabriquer du consensus intérieur sur le mode de la grandeur russe retrouvée et de la fermeté dans la lutte contre une opportune menace islamiste et, enfin, l’occasion de consolider un axe Moscou-Damas-Téhéran-Pékin.
L’Europe du « soft power » est nue. Elle attend novembre comme on attendrait Godot. En espérant qu’alors les Etats-Unis bougeront ou que les insurgés auront pris le dessus. On ne sait trop. Il reste qu’au-delà de la Syrie, l’Europe doit sortir de cette insoutenable impossibilité stratégique.
Petite lueur. Le Ministre français de la Défense, Jean-Yves Le Drian, a décidé de lancer une réflexion approfondie sur la politique de défense et de sécurité de la France. Première étape : « établir un Livre blanc qui définira notre stratégie de défense, les nouvelles menaces, les missions des forces armées et les priorités que la France doit élaborer, seule ou avec d’autres. »Et point qui mérite d’être souligné, non seulement « le Parlement et l’état-major seront associés » mais aussi « des experts et des partenaires européens.» 2 Voilà qui laisser présager d’une conviction sans doute, d’une prise de conscience très certainement, des limites d’une réflexion qui resterait purement nationale et, par conséquent, de la nécessité d’ouvrir le débat à la dimension européenne de la sécurité et de la défense.
Nul besoin en effet de remonter à l’échec de la Communauté Européenne de Défense (CED) de 1954 ni aux réalisations en demi-teintes qui ont égrené l’agenda européen de sécurité et de défense au cours des dernières décennies pour considérer qu’il soit nécessaire de remettre l’ouvrage sur le métier. Si l’Eurocorps 3 n’est pas un échec en termes militaires, il l’est très certainement d’un point de vue politique. La force « européenne » d’intervention rapide de 60.000 hommes qu’il était censé incarner n’a jamais été réellement utilisée. En matière de coopération dans la conception et la fabrication d’armements, la cacophonie a plutôt été la règle 4. Léopard, Leclerc, Ariete et Challenger : rien moins que quatre chars d’assaut européens. Dans le secteur aéronautique, on peut blâmer 5 le F-35 américain 6 ou tirer toutes les leçons politiques et industrielles des programmes concurrents du Rafale et de l’Eurofighter. Ils ont largement contribué à empêcher la conception d’un avion européen de 5° génération 7. Quant à celui de 6° génération (Unmaned Aerial Vehicle), on ne sait trop si le contrat d’études signé par les ministres Le Drian et Hammond dans le cadre du traité de Lancaster House suffira à dissiper les doutes de ceux qui, « à Paris, (…) craignent que Londres renonce au drone armé du futur lancé en commun ». 8 Sans oublier qu’en l’absence d’acteurs industriels tels que EADS, Finmeccanica 9, Saab, … il est, à ce stade, difficile de qualifier ce programme d’ « européen ». A moins, bien sûr, que le récent projet de fusion entre Bae Systems et EADS ne se concrétise …
Les indépassables limites des armées nationales européennes
« Depuis la guerre du Golfe en 1991, nous savons qu’aucun pays européen n’est en mesure d’accomplir seul à longue distance une intervention d’envergure. Depuis la Libye, nous savons que le Royaume-Uni et la France, même ensemble, sont incapables d’accomplir, sans d’autres concours, une opération de moyenne intensité à proximité de leurs territoires. La démonstration faite en Libye montre que la coopération franco-britannique, aussi utile soit-elle, ne sauvera pas la cause d’une défense européenne sinistrée ». 10 Le constat de Louis Gautier est sans appel. Il n’est pas le seul. Pour Jean-Pierre Maulny « plus que de l’OTAN, ce sont des moyens militaires américains dont nous avons eu besoin en Libye ». 11 Pour Frédéric Lemaitre et Natalie Nougayrède « la guerre en Libye, vantée par Mme Clinton à Munich comme un exemple de bon travail d’équipe, avait en fait provoqué un choc psychologique violent : le Pentagone constatait avec effarement l’incapacité des Européens – y compris de la France et du Royaume-Uni – à « tenir la distance », en munitions, renseignement, et ravitaillement. Toutes ces lacunes avaient dû être compensées, dans l’urgence, par l’allié d’outre-Atlantique. » 12
Mais les limites des armées nationales mises en évidence par les expériences de la guerre du Golf (1991) et de l’opération libyenne ne sont pas les seules. En termes de projection de forces, une présence simultanée sur trois théâtres différents (Côte d’Ivoire, Afghanistan et Libye) a mis le dispositif français au point de rupture. Quant aux groupes aéronavals, important instrument de projection de forces, la France est aujourd’hui le seul pays de l’Union européenne à en être détenteur. A mi-temps cependant 13. Et l’on voit mal, vu l’état des finances publiques et les priorités du nouveau gouvernement français, comment le second porte-avions pourrait être inscrit dans la prochaine loi de programmation. Au Royaume-Uni, un porte-avions est en construction. L’avenir du second est plus incertain. Selon le professeur John Groom, il y a « de fortes raisons de penser que le second porte-avions, qui sera construit puisque les contrats sont signés, sera soit mis au rebut immédiatement, soit vendu à l’Inde ». 14 Qui plus est, l’objectif – inscrit en filigrane dans le traité franco-britannique de Lancaster House, d’assurer l’interopérabilité des porte-avions britannique et français vient de faire long feu suite au choix opéré par le gouvernement Cameron en faveur de l’avion de chasse américain F35B 15 incompatible avec le système à catapulte du porte-avions français.
Changement de paradigme géostratégique
Mais la question de la faiblesse stratégique des pays européens ne peut être lue à la seule lumière de la capacité (ou non) de mener des opérations de maintien ou de rétablissement de la paix. Elle s’insère au cœur des mouvements tectoniques qui travaillent le monde stratégique. Les Etats-Unis l’ont non seulement compris. Ils y répondent en déplaçant le centre de gravité de leur politique de sécurité de l’Atlantique vers le Pacifique et en demandant aux Européens d’assumer de plus grandes responsabilités. Ce à quoi ces derniers n’ont répondu jusqu’ici que par une nouvelle formulation du « dépenser moins et dépenser mieux » : la « défense intelligente ». Simple « magie du verbe » pour le général belge Francis Briquemont qui rappelle que la production en commun d’équipements et d’armements par les pays de l’Otan « était déjà un objectif dans les années 70 et 80. » 16
Pour Louis Gautier « aucun grand projet de coopération militaire ou industrielle, aucune véritable avancée dans la mise en œuvre de la politique de sécurité et de défense commune n’ont été enregistrés après 2008 ». 17 Difficile en effet de considérer comme tels les projets communs – aussi utiles soient-ils – de création d’hôpitaux de campagne, de coopération pour la formation des pilotes d’hélicoptères, d’avions de transport et d’appareils de combat ou de surveillance maritime récemment adoptés par l’UE.
Comme le résume Yves Boyer « aujourd’hui, la défense européenne est dans les limbes. (…) Comment alors à la fois travailler à ce qu’elle finisse par se faire jour et, par ailleurs, garder la possibilité d’agir avec les Américains dans le cadre de coalitions ? Tel est le double défi que les Européens ont à relever. » 18
(à suivre : Un autre chemin vers une politique européenne de sécurité)
Notes:
- « Syrie : pas d’intervention ! Les forces françaises ne peuvent affronter Damas », Général Jean Fleury, Le Monde, 24 août 2012 ↩
- « M. Le Drian est hostile à une vision « uniquement comptable » de la défense », propos recueillis par Nathalie Guibert, Le Monde, 7 juin 2012 ↩
- L’Eurocorps rassemble des forces de cinq pays de l’UE : Allemagne, Belgique, Espagne, France et Luxembourg ↩
- A la notable exception du groupe MBDA, leader européen dans le secteur des missiles, filiale d’EADS, BAE Systems et Finmeccanica ↩
- « »Avec le Joint Strike Fighter (F-35), les Américains peuvent tuer l’aviation de chasse européenne » assure un gradé français », Nathalie Guibert, Le Monde, 12 mai 2012 ↩
- Huit pays participent aux côtés des Etats-Unis au programme : l’Australie, le Canada, la Turquie, la Norvège et quatre pays membres de l’UE : le Royaume-Uni, l’Italie, les Pays-Bas et le Danemark ↩
- « L’avion américain F-35 sème la zizanie en Europe », Nathalie Guibert, le Monde, 12 mai 2012 ↩
- Les Européens, tous pays confondus, semblent avoir déjà perdu la bataille pour l’avion de combat de la 5° génération, bataille remportée, sans combat, par le F-35 de l’américain Lockheed-Martin ↩
- 8° groupe mondial d’armements selon le classement SIPRI 2010 ↩
- « Politique de défense : non au déclassement. Il faut relancer la coopération européenne », Louis Gautier, Le Monde, 17 mars 2012 ↩
- « Les Européens doivent saisir les opportunités de cette nouvelle doctrine américaine », Jean-Pierre Maulny (IRIS), LeMonde.fr, 19 janvier 2012 ↩
- « L’administration Obama tend la main à l’Europe, tout en regardant vers l’Asie », Frédéric Lemaître et Natalie Nougayrède, Le Monde, 8 février 2012 ↩
- L’unique porte-avions français, le Charles de Gaulle, nécessite une immobilisation d’un an et demi tous les sept ans ainsi que des immobilisations de six mois pour entretien intermédiaire. Il est opérationnel à 57-60 % du temps alors que les porte-avions à propulsion classique le sont à 78% ↩
- « Le Royaume-Uni et l’Europe », Ajr Groom, in Commentaires, numéro 137, printemps 2012 ↩
- Le F35B est la version a décollage court et atterrissage vertical; le F35-C est la version à décollage avec catapulte ↩
- « L’ère de la stratégie du verbe », Lieutenant-Général Francis Briquemont, La Libre Belgique, 20 juin 2012 ↩
- « Politique de défense : non au déclassement. Il faut relancer la coopération européenne », Louis Gautier, Le Monde, 17 mars 2012 ↩
- « L’Europe reste le principal partenaire des Etats-Unis mais doit affronter deux défis », Yves Boyer (FRS), LeMonde.fr, 19 janvier 2012 ↩